Peut-on être libre?

La liberté de l’errance

La lecture d’un petit livre, Quelques instants d’éternelle errance, m’a conduit à une nouvelle réflexion sur le sentiment de liberté, quête universelle, essentielle, jamais aboutie et en même temps si différente et propre à chacun.e , me semble-t-il.
Peut-on réellement se sentir libre?

L’auteur de ce recueil, Thierry Pardo, explique avoir mené volontairement une vie d’errance, de vagabond, depuis ses débuts d’âge adulte et pendant de nombreuses années. Il part sur les routes en France et dans le monde, sans un sou, fait la manche pour manger, cherche refuge et hébergements pour la nuit. Il vit une existence de précarité, en conscience et avec un sentiment de liberté, sans envier le moins du monde les contraintes des sédentaires, des gens normaux comme il les nomme.

Nos vieilles sociétés sont normées, balisées, clôturées depuis bien longtemps. c’est dans les fuites, les ailleurs, les recoins qu’il nous faut chercher, à la manière d’un archéologue, des reliquats de liberté, ces espaces oubliés de l’administration des hommes. (1)

En côtoyant les précaires, les ‘gueux’, les gens qui ‘ne sont rien’ pour la société, en apparence, l’auteur trouve un lien avec la plus profonde et la plus libre humanité.

Nous n’étions pas mieux que les autres mais nous étions plus libres parce que nous n’avions pas peur de l’avenir, de la pauvreté, de la maladie, et en cela résidait notre force. (2)

L’errance intérieure

Une autre façon d’être libre est-elle possible dans l’espace intérieur ? Errer au fond de soi, dans la pleine expansion de sa pensée. Déployer celle-ci hors des autoroutes des certitudes, des rectitudes. Aller les poings dans les poches crevées dans les chemins creux, sans limites normatives, quitter les ornières du conformisme. S’éloigner du diktat temporel, évènementiel. Se laisser emmener par les histoires, les poèmes, l’imaginaire sans limite, là où on ne savait pas qu’on pouvait aller, ni penser comme ça. Aller là où l’esprit se tord pour mieux voir, plus loin, autrement, dans les recoins, au bord des falaises, le regard dans le ciel, les pieds dans le vide, conscient du vertige.

Mais, dans la vie intérieure comme extérieure, peut-on prendre le risque d’être libre, comme le dit Anne Dufourmantelle ?

La liberté est un mouvement d’affranchissement, pas un état stable.

Elle suppose une prise de conscience de nos entraves, de ce qui nous retient comme la chèvre de Monsieur Seguin, dans l’enclos de nos fantasmes et qui plus est, avec notre consentement. (3)

L’analyse des prises de conscience entraine un soulagement des freins, voire des carcans qui empêchent parfois de se sentir soi. Le mouvement enclenché pour se libérer ne s’arrête pas là. Il continue à oeuvrer, nécessaire, pulsion de vie en route.

Le lien entre liberté et sécurité

Pour lâcher, ne faut il pas se sentir bien ancré? Pour se sentir libre, ne faut-il pas se sentir en sécurité? Avoir une base de confiance en soi solide, constituée d’un sentiment de tranquillité intérieure, permet de larguer les amarres quand il le faut, de quitter ce qui ne nous convient plus, de gérer les conflits en soi et avec autrui sans être envahi , de ne pas se laisser enfermer dans une adaptation forcenée pour être aimé, accepté, reconnu.

La nécessité d’avoir une figure d’attachement, une base sécure, n’est en aucun cas limitée aux enfants.Le bonheur et l’efficacité créatives sont alors à leur maximum comme le rappelle John Bowlby (4)

L’appétence à explorer le monde et la fiabilité d’un attachement sécure forment deux piliers qui s’équilibrent mutuellement et conditionnent la liberté d’être, liberté d’aller et venir, liberté de choisir, et respect de cette même liberté chez autrui.

Création et liberté ?

L’acte créateur est émancipateur, ouverture de l’être à sa dimension transcendante, au dépassement des limites temporelles et physiques.
Pour donner libre cours à l’acte créateur, faut-il être dégagé des contraintes matérielles? Ainsi les résidences pour artistes, lieux de vie et de création offrent à un artiste, sur un temps donné, les moyens d’ une liberté de travailler, de produire ou non une oeuvre.
On sait aussi que même dans les conditions les plus difficiles, certaines oeuvres ont existé. Ainsi une production artistique a eu lieu dans les camps de concentration, montant que l’acte créateur obéit à une pulsion de survie, un instinct de protection de la liberté d’être, intouchable finalement.

Errance, résidence: deux antinomies, et la même recherche pour ouvrir sa disponibilité à ce qui vient?

L’illusion de la liberté de choisir sa vie

La montée de la conscience de soi, et une certaine acceptation de la diversité, dans nos sociétés, augmentent le pouvoir de créer sa  vie.  Il est possible a priori de choisir quelle type de vie on veut mener, avec qui, dans quelles conditions, quelles études, quel travail, vivre seul ou en couple homo ou hétéro, choisir son genre, avoir ou non des enfants, vivre à la campagne, la ville, l’étranger etc..un grand nombre de possibilité semblent offertes. On a le sentiment qu’on peut

se déprendre d’un destin au profit de la liberté de choisir sa vie. Alain Ehrenberg (5)

En contre partie de cette liberté nouvelle, le sujet contemporain a une lourde charge: réussir sa vie, être ultra compétent professionnellement, sans faille ni faiblesse, se défaire de la culpabilité. La solitude et l’erreur sont suspectes, voire coupables. Le droit de se tromper, et de bifurquer, de changer de route ne sont pas facilement admis. Les normes sociales s’imposent durement. La vie sociale est obligatoire, les désirs de s’y soustraire, de s’en protéger, de vivre autrement, sont jugés négativement par la majorité. Les comportements dépendants, paradoxalement, sont en augmentation.i

Chacun.e baigne dans un univers de contraintes, d’horaires, de tâches multiples, de to-do lists innombrables et jamais vidées. Chacun-e, comme le pauvre Sisyphe, mène son rocher en haut de la montagne et le voit rouler jusqu’en bas: il faut alors aussitôt recommencer, remonter son rocher. Chacun se noie dans un temps qui file, qui, s’il n’est pas utilisé à s’accomplir, parait perdu, insignifiant. Le sentiment de perdre son temps est une obsession pour l’individu contemporain. Surtout ne pas se laisser gagner par ce sentiment. Surtout ne pas voir le vide.
N’est ce pas la recherche d’un sens à donner à la vie que nous refoulons sous nos charges et surcharges ?

Le temps et l’espace sont les deux dimensions du réel où se tient notre liberté d’être.
Nous voulons conquérir les deux, à tout prix. Mais les deux nous conduisent avec vélocité à nos limites.

L’espace

Notre espace extérieur est limité, quel que soit l’endroit où nous vivons. Cet espace devient au fil du temps connu, très connu de nous, nous nous y réduisons à force d’ habitudes sécurisantes. De plus, nous avons maintenant conscience que nos voyages, nos déplacements sur la terre coûtent cher en énergie et en ressources planétaires.

La relation à l’autre: pour chacun d’entre nous, un espace de confort est nécessaire: Maintenir l’autre à la bonne distance, sinon nous nous sentons envahi. Nous avons besoin que notre espace vital soit respecté pour nous sentir libre d’exister (exister = sortir) de respirer.

Le temps

Il court très vite, nous le savons. Nous courons après lui. Course où nous serons perdants, forcément. Où nous arrêterons, et lui continuera sans nous.
Nous avons l’impression que le temps nous est volé, que nous en manquons.
Au fond, avons nous conscience que nous ne possédons rien, mais surtout pas ce temps précisément? N’appartient-il pas à tous de la même façon? N’est-ce pas la seule chose qui est la même pour tout le monde? Les secondes, les heures, les nuits, les jours?

La liberté est ce dont on prive l’être humain dès qu’on veut le punir: prison, enfermement. Comme si l’on ne pouvait l’atteindre plus fortement qu’en le privant de son bien le plus précieux: la liberté d’aller et venir.
Et puisque le priver de jouir de son temps et de l’espace ne suffit pas parfois, les bourreaux assoiffés de pouvoir totalitaire inventent les tortures les plus cruelles pour coloniser aussi l’intérieur de l’individu, son esprit. C’est le thème de 1984 de Georges Orwell : Un des slogans du Parti n’est-il pas: « La liberté c’est l’esclavage », et sa réversibilité :« L’esclavage, c’est la liberté »? (6)

La liberté du temps de parole

Le temps de parole est un temps de liberté d’être soi. Chacun a droit au respect de son   temps de parole.  Celui-ci a besoin d’être protégé pour être équitablement partagé et ne pas se voir empiété par autrui. Dans un échange, le temps de parole surdimensionné par un, abolit le moment de l’autre. Cette parole confisquée est alors le signe de l’objectification, et de l’effacement. L’autre n’est considéré que comme une oreille passive.
Quand le temps de parole n’est pas respecté, l’être est nié, les abus sont donc possibles.
Les exemples abondent. parmi ceux-ci:
– Aucun vrai temps de parole n’est accordé aux enfants. On s’étonne ensuite qu’ils n’aient pas parlé dans les cas d’abus. Impossible pour eux. Leur parole n’est pas considérée comme digne d’intérêt et de crédibilité,  elle n’a pas sa place. Leur liberté-identité est niée.

– La parole féminine est effacée des mémoires, des récits. Elle a été supplantée par les voix masculines. Ce rétrécissement de la liberté de parole est un élément signalant la domination patriarcale et l’effacement du féminin dans la sphère sociale.

L’intime et la liberté

L’utilisation des réseaux sociaux nous a conduit à nous interroger et à créer de nouvelles frontières pour protéger notre intime du regard de l’autre. Notre liberté est-elle réduite alors que notre impact social a augmenté ? Ou au contraire avons nous réussi à bien détacher notre personnage social de l’entièreté de notre personne? Et à nous sentir libre au dedans, à échapper à l’intrusion ? Faut-il se méfier de l’autre pour être libre?

Je sais qu’il y a chez tout être humain une part de solitude où personne ne peut atteindre. dit Albert Camus (7)

Est-ce que cette part la plus intime est la part de liberté ultime, parce qu’inatteignable?

A-t-on le droit de penser librement?
Oui, sans doute…
A-t- on le droit de dire librement ce qu’on pense?
Assurément non. Nous aménageons, nous ajustons ce que nous avons à dire.
Liberté n’est pas sans frein, sans options, sans obligations.

La liberté et le Surmoi

Au fond de soi réside un sentiment de liberté. Nous sommes libres, au fond.
Eh bien, non ! rétorquera-t-on, nous ne sommes pas libres puisque notre moi est soumis à un Surmoi qui l’oblige ! Un Surmoi plus ou moins sévère. Qui emprisonne parfois et qu’il faut alors comprendre pour en desserrer l’étau. S’il est présent sans excès, il contient, il canalise, empêche les digues de tomber.

Mais se sentir libre, n’est ce pas d’abord accepter qu’il y ait des endroits où cette liberté n’est pas ? Accepter la finitude, les limites et se développer dans ce que l’on est, dans ce que l’on aime? Etendre son champ d’action, toujours apprendre plus, mieux, en tout humilité?
Accroitre son imaginaire en restant conscient des réalités ?
Accepter d’avoir des moments de solitude et des espaces de socialité ?

Prendre conscience du vivant que l’on est, parmi les autres vivants, dans les sphères d’intériorité comme dans l’extériorité?

Où se trouve notre sentiment de liberté ?

Se sent on libre en sillonnant le monde, à travers les rencontres avec ce qui nous est étranger?
Se sent on libre en étant chez soi, dans un espace privé, protégé, séparé des autres?

Liberté et trahison

La liberté est l’action d’appuyer sur une poignée de porte qui ouvre à une découverte. Elle est un déplacement, une migration, un dépassement, un champ ouvert en soi, au monde. Mais n’est-elle pas aussi dans le choix, parfois, de ne pas ouvrir cette porte? De rester là, devant ? c’est le « I would prefer not to’ de Bartleby » (8) , si énigmatique, si poignant, si irréductible.
La liberté parfois, de ne pas aller à un rendez-vous, de ne pas ‘satisfaire à ses obligations’?
Ne pas accomplir ce pour quoi on est programmé. Changer de voie. Changer de voix. S’extirper des rails normées. Avoir plusieurs identités, demeurer aux frontières, passer de l’une à l’autre. Ne pas toujours être là où on nous attend. Bouger, se mouvoir. Ou disparaitre quelques temps. Trahir, en somme.

Le traitre est nomade.  Je suis traitre au nom du réel… je suis plutôt déserteur. J’aime dans ce mot le noyau désert . Cet acte de fuite, cette libération dangereuse. Kamel Daoud (9)

Respecter le Je, c’est parfois trahir le Nous.

La liberté ne peut pas se vouloir, s’espérer, ou alors elle n’est pas.
Il s’agit d’une pérégrination erratique, entre le monde extérieur et l’intime du moi secret. Entre les moments d’action et les moments d’immobilité. L’être humain construit son monde ainsi, toujours aux frontières, de lui-même avant tout, dans l’ambivalence, dans le tout parfois, dans le rien aussi, dans l’excès de l’un ou l’autre. Dans la recherche d’équilibres sans cesse remis en question. Sa liberté, limitée, n’en est pas moins l’essence de sa quête de vivre.

(1) (2) Thierry Pardo: Quelques instants d’éternelle errance, Editions le Hêtre Myriadis, 2021.
(3) Anne Dufourmantelle: Eloge du risque.
(4) John Bowlby : Amour et rupture, les destins du lien affectif, Espaces libres, Albin Michel 2021
(5) Alain Ehrenberg: la fatigue d’être soi.
(6) Georges Orwell: 1984
(7) Albert Camus à Maria Casarès in correspondance 1944-1959
(8) Hermann Melville : Bartleby
(9) Kamel Daoud: il faut parfois trahir. Tracts Gallimard. N°67, avril 2025

 

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot soudain devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse, et j’étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.
Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

Ma Bohème, Arthur Rimbaud