Se trahir

La notion de trahison implique qu’une confiance accordée a été perdue. L’autre, en qui l’on croyait, n’a pas agi dans le sens que l’on attendait. L’autre, ce peut être soi-même : que se passe-t-il quand on se trahit ? est ce que se trahir est se perdre ? ou au contraire, doit-on se trahir pour se retrouver ? Comment conquérir le chemin vers un authentique soi ?

Quand nous trahissons-nous ?

Au sens premier, trahir signifie livrer une information à un tiers, dévoiler un secret.
De même, on se trahit quand on donne à voir à l’extérieur quelque chose qui nous échappe, que nous n’avons pas souhaité extérioriser. Tout ce qui émane de nous sans que nous le maitrisions : nos oublis, nos actes manqués, nos lapsus, nos impulsions, tout ce qui parle de quelque chose de nous, soit que nous ignorons nous-mêmes, soit que nous aimerions conserver au secret.
Ce sont aussi des gestes spontanés, des paroles trop vite prononcées et que l’on regrette ensuite, qui ‘dépassent notre pensée’. Ou qui au contraire la révèlent de façon trop crue. Même le silence est porteur de message : ne dit-on pas que le ‘silence trahit la gêne’ ?
Qu’est ce qui nous conduit, par maladresse, à commettre une ‘gaffe’, en énonçant précisément ce qui choque, ou vexe, ou à dévoiler un secret, mettant ainsi brutalement en lumière un non-dit sans l’avoir décidé ?
Ce sont aussi les émotions que nous ne pouvons contenir: les rougissements, les lèvres frémissantes, les larmes aux yeux…tout ce que nous avons appris à déconsidérer, à enfermer, pensant que ce sont des faiblesses. Or, ces manifestations vitales nous échappent et se donnent à voir, sans que nous ne puissions rien faire.
Ne dit-on pas que ‘mes larmes trahissent mon chagrin ‘?
‘ L’être humain est vécu par le Ça’ dit Georg Groddeck (1). Autrement dit, par l’inconscient,  ce ‘quelque chose d’inconnu’, agissant à notre insu, trahissant notre conscient. Le ça, cette partie secrète et bien vivante cherche à s’exprimer quelle que soit la force de la répression mise en œuvre pour le refouler. Nous sommes les premiers surpris de ces émanations incontrôlées.

Se sentir défaillant

Nous sommes trahis par notre corps quand il n’est pas présent là où on l’attend : maladie, faiblesse, fatigue, forces non suffisantes, il nous met à l’épreuve d’avoir à réajuster nos exigences vis-à-vis de lui. On dit bien que nos forces nous trahissent. Elles sont défaillantes quand nous aurions pourtant voulu compter sur elles.

L’auteure américaine Siri Hustvedt (2) dans ‘la Femme qui tremble’ raconte ses investigations psychiques, neurologiques, et médicales pour tenter de comprendre un phénomène de tremblements irrépressibles de tout son corps, apparus soudainement lorsqu’elle donnait une conférence, s’arrêtant dès qu’elle cesse de parler, et qui ne s’accompagne d’aucun autre symptôme. Ne pouvant absolument pas maitriser cette tourmente qui s’impose à elle, Siri Hustvedt cherche les explications : Cela raconte quoi ? quelle partie d’elle s’exprime ainsi ?
‘La femme saisie de tremblements me donnait l’impression, en même temps, d’être et de ne pas être moi’

Notre mémoire nous trahit quand il s’avère impossible de se souvenir correctement d’une situation, d’une parole, du titre d’un film. Et quand le souvenir est là, il est plus ou moins précis, voire déformé. La capacité à se remémorer est fluctuante, la mémoire est infidèle au réel.

Ne pas être fidèle aux engagements vis-à-vis de soi

Nous sommes trahis dans notre confiance en nous-mêmes quand nous échouons, quand nous ne nous sentons pas à la hauteur, alors que nous pensions être prêts : examen râté, entretien de recrutement médiocre, prise de parole enlisée, rendez-vous saboté etc..
On peut ne pas aller au bout d’une tâche que l’on s’était assignée, ne pas tenir les promesses que l’on s’était fixées, abandonnant ainsi un engagement personnel.

Exemple : A, fermement décidée à ne plus fumer, a stoppé sa consommation durant deux mois. Relâchant sa vigilance, elle accepte quelques cigarettes au cours d’une soirée, oubliant sa résolution dans l’euphorie du moment, persuadée que ce n’est qu’un intermède. Le lendemain, prise de remords et de culpabilité, elle achète à nouveau des cigarettes, comme pour se punir d’avoir trahi, la veille, ses propres engagements.

Accepter l’inacceptable est aussi se trahir.

Etre fidèle à des liens qui entravent peut aboutir à un tel reniement de soi, que l’inacceptable advient : vivre a contrario de ses valeurs, supporter d’être malmené, maltraité. Ne plus croire en soi au point de renoncer à se battre pour se libérer d’un joug auquel on est soumis. Ainsi, c’est trahir ses propres désirs d’émancipation. Voire ne plus les ressentir.

Se mentir à soi-même

A force de vouloir se conformer aux pressions sociales de toutes sortes, on finit par ne plus savoir qui on est vraiment. Par peur de ne pas être aimé, certains se construisent dans l’objectif, parfois unique, de plaire à autrui. Pour paraitre parfaitement adapté, la réussite peut être brillante, l’image lisse et belle. C’est ce qui s’appelle une construction en ‘faux-self’, décrite et étudiée par Donald Winnicott (3).
Cependant, la véritable personnalité est cachée, enfouie, voire carrément ignorée. Les désirs et émotions peuvent même être considérés comme négligeables ou inopportuns.
Nous sommes tous plus ou moins soumis à cette obligation du paraître. Dans une société de la performance et de l’image, où les illusions de toute puissance et de jeunesse éternelle sont portées au pinacle, il est difficile de ne pas trahir ses aspirations profondes. D’autant plus que parfois, on les reconnaît à peine, n’y ayant jamais porté attention. Un sentiment de dépersonnalisation s’ensuit, quand, quittant les rives de son moi authentique, l’être dérive au hasard des diverses identifications qui l’attirent tour à tour. Il s’est trahi, acceptant de vivre très éloigné de lui-même.
Le sentiment de ‘se trahir’ signale, dans tous ces cas, que quelque chose en nous, que nous ne connaissons pas, agit et nous fait aller dans un sens que nous ne souhaitons pas. C’est ne plus se sentir maitre dans sa maison, ne plus avoir confiance en ses forces, en son mental.

Mais se renouveler, n’est-ce pas se trahir aussi ?

Nous trahissons nos idéaux, nos croyances, nos habitudes, lorsque nous en changeons. Ceci ouvre potentiellement à des tensions, à des doutes : est-ce que je n’ai pas le devoir de rester fidèle à mes valeurs et attachements premiers ? Suis-je légitime dans mon souhait de modifier ma façon de vivre, construite par loyauté sociale ou familiale?

Ai-je le droit de changer, en somme ?

Autrement dit quitter le chemin que l’on avait pris pour s’engager ailleurs, est-ce se trahir ? A quoi est-ce que je choisis d’être fidèle ?
-Accepter que la trahison des anciens attachements précède tous les changements et entraine l’évolution.
Par exemple, on élabore sa vie d’adulte en transformant les relations et les images parentales. Rester fidèle à la relation parentale infantile serait s’installer dans une fixation névrotique.
Ainsi, chaque période nouvelle d’évolution personnelle entraine une trahison par rapport aux attachements de la période précédente. La mobilité est à ce prix. Des trahisons multiples jalonnent notre histoire, trahison voulue, subie, vécue dans la souffrance, puis la libération d’une loyauté qui nous immobilise, nous entrave dans notre processus d’évolution.
Se trahir est donc passer à autre chose, rompre avec un état précédent, pour se placer différemment, pour amorcer un épanouissement nouveau.
Accepter que ce mouvement s’accompagne toujours de culpabilité
Des tensions se manifestent, entre d’une part le désir de faire de nouveaux choix, et d’autre part la peur de de transgresser les interdits implicites. Entre le désir de rompre avec des fidélités qui nous enferment et la peur d’abandonner une partie de soi ou de son histoire.C’est en comprenant d’où émane cette culpabilité que nous pouvons retrouver le conflit, et notre désir profond.
Pour choisir une voie nouvelle dans quelque domaine que ce soit, il est nécessaire de rompre avec un certain passé.
Parfois il faut un accompagnement pour vivre les renoncements comme un retour à soi et non comme une défaite ou une trahison de soi.

Comment ne plus se trahir et être en phase avec soi-même ?

Exemple: B décide de consulter pour reprendre sa vie en main :’Je suis sorti de mon chemin sans m’en rendre compte, m’oubliant tout à fait pour m’engager totalement dans mon travail, sous l’emprise de ma chef. Il m’a fallu plusieurs mois pour me dégager de cette emprise, même après en avoir pris conscience. Je retrouve mon goût de vivre, que j’avais perdu, comme si je m’étais abandonné moi-même au cours de ces années, trahissant qui je suis, et oubliant tout ce qui fait mon équilibre.’

Comment revenir à soi, quand on s’est perdu, quand on a trahi ce qu’on est ?

Le sentiment de déperdition s’accompagne d’une grande souffrance, qui nécessite d’être reconnue en tant que telle, et dont la cause doit être identifiée.
Il s’agira de trouver les modes d’expressions pour laisser émerger la personnalité, au plus près des émotions, des sensations, pour ne plus trahir sa pensée, mais au contraire l’élaborer au travers des vécus.
Prendre conscience que certaines bases de construction ne nous conviennent plus constitue l’étape première pour ensuite créer les fondations d’une réappropriation de son vécu.
Faire le point de l’existant : où j’en suis, qu’est-ce-que je vis actuellement, qu’est ce qui me satisfait, qu’est ce qui  ne me convient plus.
Puis une recherche intérieure est nécessaire pour reconnaître ce qui est essentiel, pour ne plus trahir ses fondamentaux, pour y revenir, s’appuyer sur eux. Pour renouer avec son monde émotionnel. Prendre appui sur sa sécurité intérieure.

Bibliographie
1 Georg Groddeck psychanalyste, 1866,1934 : Le livre du Ça.
2 Siri Hustvedt : la Femme qui tremble.
3 Donald Winnicott : pédopsychiatre et psychanalyste 1896-1971