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Se trahir

La notion de trahison implique qu’une confiance accordée a été perdue. L’autre, en qui l’on croyait, n’a pas agi dans le sens que l’on attendait. L’autre, ce peut être soi-même : que se passe-t-il quand on se trahit ? est ce que se trahir est se perdre ? ou au contraire, doit-on se trahir pour se retrouver ? Comment conquérir le chemin vers un authentique soi ?

Quand nous trahissons-nous ?

Au sens premier, trahir signifie livrer une information à un tiers, dévoiler un secret.
De même, on se trahit quand on donne à voir à l’extérieur quelque chose qui nous échappe, que nous n’avons pas souhaité extérioriser. Tout ce qui émane de nous sans que nous le maitrisions : nos oublis, nos actes manqués, nos lapsus, nos impulsions, tout ce qui parle de quelque chose de nous, soit que nous ignorons nous-mêmes, soit que nous aimerions conserver au secret.
Ce sont aussi des gestes spontanés, des paroles trop vite prononcées et que l’on regrette ensuite, qui ‘dépassent notre pensée’. Ou qui au contraire la révèlent de façon trop crue. Même le silence est porteur de message : ne dit-on pas que le ‘silence trahit la gêne’ ?
Qu’est ce qui nous conduit, par maladresse, à commettre une ‘gaffe’, en énonçant précisément ce qui choque, ou vexe, ou à dévoiler un secret, mettant ainsi brutalement en lumière un non-dit sans l’avoir décidé ?
Ce sont aussi les émotions que nous ne pouvons contenir: les rougissements, les lèvres frémissantes, les larmes aux yeux…tout ce que nous avons appris à déconsidérer, à enfermer, pensant que ce sont des faiblesses. Or, ces manifestations vitales nous échappent et se donnent à voir, sans que nous ne puissions rien faire.
Ne dit-on pas que ‘mes larmes trahissent mon chagrin ‘?
‘ L’être humain est vécu par le Ça’ dit Georg Groddeck (1). Autrement dit, par l’inconscient,  ce ‘quelque chose d’inconnu’, agissant à notre insu, trahissant notre conscient. Le ça, cette partie secrète et bien vivante cherche à s’exprimer quelle que soit la force de la répression mise en œuvre pour le refouler. Nous sommes les premiers surpris de ces émanations incontrôlées.

Se sentir défaillant

Nous sommes trahis par notre corps quand il n’est pas présent là où on l’attend : maladie, faiblesse, fatigue, forces non suffisantes, il nous met à l’épreuve d’avoir à réajuster nos exigences vis-à-vis de lui. On dit bien que nos forces nous trahissent. Elles sont défaillantes quand nous aurions pourtant voulu compter sur elles.

L’auteure américaine Siri Hustvedt (2) dans ‘la Femme qui tremble’ raconte ses investigations psychiques, neurologiques, et médicales pour tenter de comprendre un phénomène de tremblements irrépressibles de tout son corps, apparus soudainement lorsqu’elle donnait une conférence, s’arrêtant dès qu’elle cesse de parler, et qui ne s’accompagne d’aucun autre symptôme. Ne pouvant absolument pas maitriser cette tourmente qui s’impose à elle, Siri Hustvedt cherche les explications : Cela raconte quoi ? quelle partie d’elle s’exprime ainsi ?
‘La femme saisie de tremblements me donnait l’impression, en même temps, d’être et de ne pas être moi’

Notre mémoire nous trahit quand il s’avère impossible de se souvenir correctement d’une situation, d’une parole, du titre d’un film. Et quand le souvenir est là, il est plus ou moins précis, voire déformé. La capacité à se remémorer est fluctuante, la mémoire est infidèle au réel.

Ne pas être fidèle aux engagements vis-à-vis de soi

Nous sommes trahis dans notre confiance en nous-mêmes quand nous échouons, quand nous ne nous sentons pas à la hauteur, alors que nous pensions être prêts : examen râté, entretien de recrutement médiocre, prise de parole enlisée, rendez-vous saboté etc..
On peut ne pas aller au bout d’une tâche que l’on s’était assignée, ne pas tenir les promesses que l’on s’était fixées, abandonnant ainsi un engagement personnel.

Exemple : A, fermement décidée à ne plus fumer, a stoppé sa consommation durant deux mois. Relâchant sa vigilance, elle accepte quelques cigarettes au cours d’une soirée, oubliant sa résolution dans l’euphorie du moment, persuadée que ce n’est qu’un intermède. Le lendemain, prise de remords et de culpabilité, elle achète à nouveau des cigarettes, comme pour se punir d’avoir trahi, la veille, ses propres engagements.

Accepter l’inacceptable est aussi se trahir.

Etre fidèle à des liens qui entravent peut aboutir à un tel reniement de soi, que l’inacceptable advient : vivre a contrario de ses valeurs, supporter d’être malmené, maltraité. Ne plus croire en soi au point de renoncer à se battre pour se libérer d’un joug auquel on est soumis. Ainsi, c’est trahir ses propres désirs d’émancipation. Voire ne plus les ressentir.

Se mentir à soi-même

A force de vouloir se conformer aux pressions sociales de toutes sortes, on finit par ne plus savoir qui on est vraiment. Par peur de ne pas être aimé, certains se construisent dans l’objectif, parfois unique, de plaire à autrui. Pour paraitre parfaitement adapté, la réussite peut être brillante, l’image lisse et belle. C’est ce qui s’appelle une construction en ‘faux-self’, décrite et étudiée par Donald Winnicott (3).
Cependant, la véritable personnalité est cachée, enfouie, voire carrément ignorée. Les désirs et émotions peuvent même être considérés comme négligeables ou inopportuns.
Nous sommes tous plus ou moins soumis à cette obligation du paraître. Dans une société de la performance et de l’image, où les illusions de toute puissance et de jeunesse éternelle sont portées au pinacle, il est difficile de ne pas trahir ses aspirations profondes. D’autant plus que parfois, on les reconnaît à peine, n’y ayant jamais porté attention. Un sentiment de dépersonnalisation s’ensuit, quand, quittant les rives de son moi authentique, l’être dérive au hasard des diverses identifications qui l’attirent tour à tour. Il s’est trahi, acceptant de vivre très éloigné de lui-même.
Le sentiment de ‘se trahir’ signale, dans tous ces cas, que quelque chose en nous, que nous ne connaissons pas, agit et nous fait aller dans un sens que nous ne souhaitons pas. C’est ne plus se sentir maitre dans sa maison, ne plus avoir confiance en ses forces, en son mental.

Mais se renouveler, n’est-ce pas se trahir aussi ?

Nous trahissons nos idéaux, nos croyances, nos habitudes, lorsque nous en changeons. Ceci ouvre potentiellement à des tensions, à des doutes : est-ce que je n’ai pas le devoir de rester fidèle à mes valeurs et attachements premiers ? Suis-je légitime dans mon souhait de modifier ma façon de vivre, construite par loyauté sociale ou familiale?

Ai-je le droit de changer, en somme ?

Autrement dit quitter le chemin que l’on avait pris pour s’engager ailleurs, est-ce se trahir ? A quoi est-ce que je choisis d’être fidèle ?
-Accepter que la trahison des anciens attachements précède tous les changements et entraine l’évolution.
Par exemple, on élabore sa vie d’adulte en transformant les relations et les images parentales. Rester fidèle à la relation parentale infantile serait s’installer dans une fixation névrotique.
Ainsi, chaque période nouvelle d’évolution personnelle entraine une trahison par rapport aux attachements de la période précédente. La mobilité est à ce prix. Des trahisons multiples jalonnent notre histoire, trahison voulue, subie, vécue dans la souffrance, puis la libération d’une loyauté qui nous immobilise, nous entrave dans notre processus d’évolution.
Se trahir est donc passer à autre chose, rompre avec un état précédent, pour se placer différemment, pour amorcer un épanouissement nouveau.
Accepter que ce mouvement s’accompagne toujours de culpabilité
Des tensions se manifestent, entre d’une part le désir de faire de nouveaux choix, et d’autre part la peur de de transgresser les interdits implicites. Entre le désir de rompre avec des fidélités qui nous enferment et la peur d’abandonner une partie de soi ou de son histoire.C’est en comprenant d’où émane cette culpabilité que nous pouvons retrouver le conflit, et notre désir profond.
Pour choisir une voie nouvelle dans quelque domaine que ce soit, il est nécessaire de rompre avec un certain passé.
Parfois il faut un accompagnement pour vivre les renoncements comme un retour à soi et non comme une défaite ou une trahison de soi.

Comment ne plus se trahir et être en phase avec soi-même ?

Exemple: B décide de consulter pour reprendre sa vie en main :’Je suis sorti de mon chemin sans m’en rendre compte, m’oubliant tout à fait pour m’engager totalement dans mon travail, sous l’emprise de ma chef. Il m’a fallu plusieurs mois pour me dégager de cette emprise, même après en avoir pris conscience. Je retrouve mon goût de vivre, que j’avais perdu, comme si je m’étais abandonné moi-même au cours de ces années, trahissant qui je suis, et oubliant tout ce qui fait mon équilibre.’

Comment revenir à soi, quand on s’est perdu, quand on a trahi ce qu’on est ?

Le sentiment de déperdition s’accompagne d’une grande souffrance, qui nécessite d’être reconnue en tant que telle, et dont la cause doit être identifiée.
Il s’agira de trouver les modes d’expressions pour laisser émerger la personnalité, au plus près des émotions, des sensations, pour ne plus trahir sa pensée, mais au contraire l’élaborer au travers des vécus.
Prendre conscience que certaines bases de construction ne nous conviennent plus constitue l’étape première pour ensuite créer les fondations d’une réappropriation de son vécu.
Faire le point de l’existant : où j’en suis, qu’est-ce-que je vis actuellement, qu’est ce qui me satisfait, qu’est ce qui  ne me convient plus.
Puis une recherche intérieure est nécessaire pour reconnaître ce qui est essentiel, pour ne plus trahir ses fondamentaux, pour y revenir, s’appuyer sur eux. Pour renouer avec son monde émotionnel. Prendre appui sur sa sécurité intérieure.

Bibliographie
1 Georg Groddeck psychanalyste, 1866,1934 : Le livre du Ça.
2 Siri Hustvedt : la Femme qui tremble.
3 Donald Winnicott : pédopsychiatre et psychanalyste 1896-1971

La transformation

Un courant discret

Tout changement advient après qu’un courant discret et invisible l’a porté souterrainement. Des éléments reliés, mêlés y contribuent, qui ne sont pas dissociables. Le processus de transformation s’élabore en un tout, dont il n’est pas possible de discerner les détails au moment où il se passe. Ce n’est qu’après coup, quand la transformation se donne à voir en un signe tangible, extérieur, que peut se dire l’intuition vague qu’il se passait quelque chose, en catimini, en arrière-plan. Le processus évolutif apparait presque soudainement, non décelable auparavant, et pourtant évident, lorsqu’il est sous les yeux. (Ainsi en est-il par exemple de la traversée des âges. On ne se voit pas changer à chaque instant, jour après jour et pour chaque aspect de notre personne. Cependant le vieillissement se réalise malgré nous, au-delà de nous. Nous nous le figurons mieux en considérant les photos, où la transformation saute aux yeux, qui pourtant n’avait pas été perçue au quotidien durant le processus).

Un processus en sourdine

La préparation à la transformation s’effectue par le travail psychique sous-jacent, par une installation des fondations venant soutenir en soubassement le changement émergent. Ne se réalisent les mises en œuvre, les actions libératrices que lorsque le sujet est prêt. Et il  saura qu’il est prêt lorsque le changement sera visible à ses yeux et aux yeux de tous. Sans qu’il l’ait anticipé, ni senti venir. C’est un décalage, un pas de côté imperceptible, une fermeté nouvelle. On ne peut pas dire tout de suite ce qui a changé. Quelque chose s’est déplacé. Comme si quelques pièces d’un puzzle avaient légèrement bougé. Cela modifie l’ensemble, même si on ne saisit pas de suite quelles pièces sont touchées.

Dans l’analyse, l’indicible a été dit. Et ça remodèle le rapport au monde, aux autres. Quelque chose qui était coincé se dé-fixe. Et le flux d’énergie court à nouveau.

Un savoir au  cœur de l’être

La transformation commence et se situe d’abord au plus intime. Elle ne peut être appréhendée tant qu’elle est au cœur de l’être, sans distance. Le processus de changement est continu, et se réalise à l’insu du sujet. Seul l’effet extérieur sera perceptible. D’abord, quelque chose se constitue à l’intérieur, un savoir qui était déjà présent, mais enfoui, recouvert de contre-vérités, de croyances, d’aménagements divers. Ce savoir va s’amplifier, s’enrichir d’éléments de l’inconscient personnel, de symbolique, de mots, de phrases, pour ensuite  s’autoriser à paraitre au grand jour du conscient. C’est sur ce savoir non intellectuel qu’est basée l’analyse. Ce savoir ne peut être ‘convoqué’ à grand fracas, il ne sert à rien de le provoquer. Il ne peut se vouloir, ni se rechercher frontalement. A partir de ce savoir nouvellement émis, le conflit pathogène va s’apaiser jusqu’à devenir gérable.

La désagrégation du symptôme

Le symptôme se convertit dans le conscient. La compréhension du symptôme, de l’intérieur, par l’approche progressive, continue, régulière, des petits et nombreux éléments qui le constituent, le grignote, le désagrège en particules qui se désolidarisent, ne tiennent plus ensemble. Le symptôme puissant et simplificateur, agrégat d’énergies collées à lui, se mue par l’analyse en la multitude des éléments premiers qui l’ont édifié. Il se défait de lui-même, se démet de ses fonctions, désenclavé, désactivé, désarçonné.

Entre

Apparait alors la possibilité du mouvement, du jeu, de l’ ’entre’ : entre l’analyste et l’analysant, entre le présent et le passé, entre le conscient et l’inconscient, entre les séances, entre le déroulement intérieur à bas bruit, et l’émergence extérieure sonore, entre les peurs et les désirs, entre les rêves et la réalité. Dans ces interstices propices aux échanges, ce qui était figé circule. Il y a séparation, dé-collage de parois. Profitant de ces espaces de liberté, les déplacements se multiplient, laissant affleurer à la surface puis prendre place les nouvelles façons de considérer les évènements, les évidences et les prises de conscience faisant leur place d’elles-mêmes.

Il existe ainsi une continuité entre le mouvement silencieux des rouages intimes qui se dénouent, se renouent, et le déploiement à la lumière de l’extérieur.

La séance sert de catalyseur et le temps entre les séances permet de décanter. L’efficacité du processus analytique repose sur le laisser agir, l’observation, la durée, et non sur le forçage, la volonté, le chantage ou la persuasion.

Inspiré par :

François Jullien : cinq concepts proposés à la psychanalyse. La transformation silencieuse.

 

 

 

 

Le temps du confinement

C’est un temps bien particulier que nous sommes amenés à vivre, collectivement, et pourtant socialement séparés les uns des autres. Un temps qui offre des possibilités de réflexion, qui ouvre des perspectives de pensée nouvelles.

Nous avons connu, tout d’abord, une secousse,  due à l’arrêt brutal de toute activité extérieure. Le mouvement interrompu en plein élan provoquant un ébranlement psychique nous a un peu sonnés. Une déstabilisation a suivi.

Cette perte d’équilibre fut notre première épreuve.

Puis est venue la sidération, après la secousse. Nous avons compris que réellement, nous allions devoir nous organiser à l’intérieur de nos habitations, mesurant ce à quoi nous allions devoir renoncer. Cela s’amplifiait de jour en jour, des projets, des sorties, des voyages, des évènements que nous nous apprêtions à vivre, tout à coup, n’allaient pas se tenir. Des reports, avons-nous pensé dans un premier temps. Puis les jours et semaines passant, nous avons compris que ce seraient purement et simplement des annulations. Ces évènements n’auraient pas lieu. Ou dans un lointain non mesurable.

Ce fut la deuxième épreuve de perte, le temps de la frustration.

Nous avons alors organisé notre travail, nos vies personnelles, avec les outils de communication à distance, expérimentant visioconférences, plateformes de partage, et le bon vieux téléphone, bien sûr, représentant du monde ancien, valeur sûre et pérenne.

Ainsi, c’est l’apprentissage du relationnel sans contact physique. Nous apprenons à nous conduire ensemble, à prendre des décisions, à nous réunir, à nous parler, à nous regarder, par écran, sans la perception du corps de l’autre, sans les subtiles réactions, les émotions vibrantes sur les épidermes, les mouvements infimes, sans cette ouverture inconsciente au corps de l’autre.

Nous avons même appris à nous méfier de l’autre : dans la rue, au cours des courtes sorties, les passants ne se croisent plus, changent de trottoir, s’observant d’un air méfiant, regard en dessous, craignant cet autre, potentiel vecteur de maladie ; vision toute paranoïaque du monde.

Le contact corporel ou oral (les gouttelettes porteuses dont il faut se protéger par masques, écrans etc.) est interdit. Le contact, source de stress. Nos peaux, le toucher, mis en cause.

Perte de la dimension corporelle du contact, donc.

Le mouvement à l’extérieur est très limité, tout déplacement doit être accompagné d’un justificatif, de case à cocher, quelques raisons sont seules autorisées.

Ainsi nous avons perdu notre autonomie, notre liberté d’aller et venir, enfants au stade de latence, dans une dépendance extrême, soumis à un Surmoi menaçant, relayé par les figures de l’autorité que sont les gouvernants et les scientifiques.

Durant ce temps, notre comptabilité quotidienne : nombre de morts, d’hospitalisés, de contaminés, dû au Covid-19  pour chaque pays et dans le monde, schéma, courbes, graphiques, pour tenter de rationaliser, de comprendre, de maitriser ? nous apporte un flux ininterrompu de macabres nouvelles véhiculant de l’angoisse. Nous évaluons la menace que la maladie fait courir à tous, surtout à ceux de santé fragile. Une division s’établit morbide. Un certain écart s’opère, on espère l’immunité. Rien pourtant ne nous la garantit.

Nous sommes pris entre deux feux: se retrouver ensemble pour augmenter l’immunité globale, mais avec le risque de maladie et de mort. La protection parfaite n’existe pas. La menace court, enfle.

La dimension de notre mortalité nous apparait clairement. S’opère un rapprochement de la possibilité de notre mort. Même si nous aimerions continuer à la maintenir à distance.

La prise de conscience de notre fragilité nous imprègne sourdement.

La  menace virale actualise des questions difficiles qui préoccupent ou devraient préoccuper l’ensemble de la communauté humaine : les effets de la mondialisation, les rapports entre les espèces, notre respect ou irrespect de la nature, notre potentiel biologique d’immunité, les liens humains, nos mouvements sur la planète, nos modes de vie… la vie mondiale est à interroger.

Perte de notre sentiment de toute-puissance ?

Privés de …nous sommes confrontés au manque de contact, à la perte du mouvement, à la possibilité de la disparition, à l’arrêt de la course sans fin pour l’avoir, le confort, l’argent.

Et si cette perte ouvrait un espace ?

 L’acceptation de la perte enclenche un travail de deuil : un processus de désinvestissement des anciens objets s’accompagne d’un réinvestissement de substituts. Nous nous sommes détachés de certains centres d’intérêt, d’autres ont pris la place.

La situation nous conduit à prendre conscience du lien entre les êtres vivants. Entre le biologique et le social. Le monde n’est pas cloisonné, il fonctionne par résonance. Chacun est concerné par l’état de tous les autres.  La situation nous conduit à penser autrement le rapport à l’autre individuel et aussi au groupe, à la communauté, à la foule. L’inconscient collectif se nourrit.

L’espace intérieur est réinvesti. L’intériorité prend une plus grande place. C’est un temps pour le travail des inconscients personnels favorisé par cette phase de régression à l’intérieur de soi-même.

Pour certains, cette mise à distance physique et émotionnelle de l’extérieur est bénéfique, on laisse dehors les tensions, le relationnel négatif n’est plus à gérer.

Il y a place alors pour le plaisir de sentir la dimension intime de son psychisme, et le constat agréable que l’on s’entend bien avec soi-même.

Cependant, pour d’autres, cette période est vécue dans les tourments : sentiment de solitude, anxiétés, peur de sortir, l’extérieur trop menaçant. Et aussi crainte de la dépression, quand le social fait défaut, quand se retrouver avec soi est douloureux, engendre l’angoisse du vide.

Pour tous, c’est une oscillation de l’état psychique soumis aux fluctuations émotionnelles, au gré des contacts avec l’extérieur, de la montée ou descente du sentiment d’angoisse face à l’avenir.

Pour gérer ce temps, les outils de communication à distance, déjà bien intégrés dans nos vies,  s’avèrent dans cette circonstance particulièrement aidants. Leur utilisation devient créative, chacun expérimente les possibilités de continuer les activités en contact, le travail ou les loisirs, l’amitié. La technologie est au service de l’être. L’humain intègre, fait sien, adapte l’outil à ses besoins fondamentaux ; l’humain humanise la technologie.

L’être humain fonctionne dans l’altérité. L’individu se construit au sein du  social. ‘…toute créature humaine, née de l’autre, fondée sur l’autre, instruite par l’autre, ne fonctionne.. qu’au gré et au hasard d’une altérité irréductible.’ (Pascal Quignard, Les ombres errantes)

Ce temps dit de confinement nous conduit précisément à penser le rapport à l’extérieur. A penser nos manques, nos désirs,  à imaginer notre retour dans le monde sensoriel et collectif  parmi les membres  de la communauté humaine.  Le ‘nous’ structurant notre moi.

Le retrait social  nous a , semble-t-il, conduit à imaginer toutes les stratégies possibles pour demeurer en interaction, vivants parmi les autres, avides de conversations, de paroles, d’amitiés, de partage des vécus.

Le sentiment du collectif n’a peut-être jamais été aussi présent. Il imprègne nos sphères privées comme jamais.

Que de perspectives pour la suite…

Car que sera l’après ?

Nous avons conscience que des changements sont à venir : nous savons que plus rien ne sera comme avant. Qu’est ce qui va changer ? qu’aurons-nous à vivre de différent ? Personne ne peut le prédire. Chacun peut imaginer retirer les bénéfices de cette période de retour sur soi, pour penser sa vie autrement. Avant, tout le monde s’accordait à dire que c’était la course, l’impossibilité d’échapper au temps qui file, aux tâches infinies, au bruit social, aux obligations énergivores.

Ensuite, aurons-nous envie de plus de silence, de retrait, de réflexion sur le sens de la vie ?

On peut supposer aussi que nous serons attirés par ce que nous avons dû abandonner durant ce temps, selon un besoin de compensation naturel:  boire un verre à une terrasse de café au soleil, marcher le long d’une plage, découvrir une ville du monde, goûter les plaisirs d’une fête entre amis…  ces retrouvailles avec des composantes de la  vie d’avant, nous les espérons, et nous les craignons aussi un peu: comment allons nous les vivre? quelles seront les séquelles de cette période?

En profondeur, nous serons amenés à vivre une transformation dont nous ne connaissons pas la nature. Chacun élabore son histoire personnelle du confinement. Le vécu collectif habite aussi chaque psychisme.

Les rêves, déjà, montrent que quelque chose est à l’œuvre, qui travaille en profondeur.

Peut-on changer ?

Notre rapport au changement est ambigu. Le changement attire et fait peur en même temps.

Le désir de changement

L’envie de changement est naturelle, saine : elle correspond à un besoin de renouvellement, un désir de mouvement, une curiosité à l’égard de l’inconnu, un élan vers une étape suivante, une énergie propulsée vers le futur.

Le changement est inhérent au monde du vivant. De l’apparition de la vie jusqu’à l’évolution des espèces, le développement de l’être, les organisations sociétales, tout obéit aux lois du changement. Qu’on le veuille ou non, rien n’est pérenne.

Dans notre vie, nous passons par différentes étapes, rencontres, âges. Les vacances, les voyages, c’est aussi pour changer. Le besoin de renouvellement est fondamental, et nous propulse vers l’accomplissement de nos désirs, de nos « missions ».

Les changements intérieurs  peuvent être activés par les modifications extérieures : Changer quelque chose, (déménager par exemple) c’est être conduit à repenser sa vie, à reconsidérer ses habitudes. Changer un élément de sa vie apporte un autre éclairage sur soi, permet d’activer d’autres parties de soi.

L’envie de changer peut aussi émerger dans une situation de mal-être, figée, stagnante. L’envie de changer vient parfois après un blocage dans le mouvement de la vie, lorsque l’immobilisme règne, ou que les frustrations supplantent le plaisir de vivre. Elle est le signe d’un renouveau possible, d’un élan de vie qui veut s’affirmer.

Mais on voudrait alors parfois changer complètement de vie, « envoyer tout bouler » et tout recommencer de zéro. Cela soulage de l’imaginer possible. Le vrai changement sera plutôt issu d’une suite de modifications internes. Une respiration propice au mouvement, à l’énergie de vie.

La peur du changement

A côté du besoin de renouvellement, nous avons un désir de conservation, un besoin de nous rassurer avec ce qui nous est familier. Nous aimons garder des objets, pérénniser un mode de vie, retrouver nos habitudes, notre confort, nous conservons ce qui nous rappelle le passé.. Nous voudrions parfois arrêter le temps, stopper le mouvement, pour garder les moments heureux. Comme si l’on pouvait retenir le temps ; l’empêcher d’’avancer. Photographier l’instant pour ne pas oublier, pour garder en mémoire. Vouloir pérenniser les moments fusionnels du début d’une relation, ne pas aimer passer à une autre étape. Regretter le temps du passé, être nostalgique. Ne pas vouloir grandir, ne pas vouloir vieillir…

Pourtant, la mémoire elle-même, par son fonctionnement en creux, avec ses oublis, ses flous, nous montre que rien n’est fixé de façon immuable. Tout bouge toujours autour de nous et en nous. Nos souvenirs fluctuent,  notre corps se modifie, notre psychisme est en constante interaction, receveur et émetteur. Est-ce pour cela que nous voudrions parfois arrêter le temps ? appuyer sur la touche « pause » pour nous reposer de cette avancée inéluctable ?

Accepter de changer c’est accepter de perdre certains repères, aller à la rencontre de  l’inconnu, lâcher un peu les rênes de la maitrise.  C’est accepter de quitter, de se renouveler, de se laisser porter par la nouveauté. Ce n’est pas toujours facile!

Par exemple, après plusieurs vécus d’échecs, la tendance est à ne plus bouger : « on ne m’y reprendra plus ». tendance au repli, au repos, bien naturel, le temps de reprendre force et courage !

Mais alors pourquoi le changement fait-il si peur ?

Le changement apporte avec lui un flux qui emporte, une instabilité. Il démarre par un passage mouvant, une perte d’équilibre. Il faut un peu de temps pour retrouver une nouvelle sécurité, reconstruire un équilibre. La peur du changement est liée à la peur de l’incertitude, de la perte des repères, inhérentes à toute situation en évolution.  La situation connue, même insatisfaisante, est rassurante parce qu’on y a posé ses jalons. Même quand on ne s’y sent pas bien, qu’on y est à l’étroit ; Les parois si proches, que l’on peut toucher de nos mains, nous rassurent par leur fixité, nous empêchent de nous aventurer vers ce que nous évitons et qui nous effraie !

Le changement peut être vécu comme un abandon, une solitude. On abandonne une partie de sa vie, on quitte les habitudes sécurisantes. on est seul dans sa prise de décision. On devient alors dépendant d’une situation, dont on se sent incapable de bouger. Cette peur est un obstacle au changement.

Que veut-on changer exactement ?

On peut, concrètement, rêver de changer de lieu de vie, de région, de pays. On peut rêver de changer de travail, de carrière, de partenaire. Rêver en somme d’avoir une autre vie. Car on estime s’être trompé. Avoir fait de mauvais choix, ou estimer que les choix antérieurs ne correspondent plus à nos désirs d’aujourd’hui. Mais ces changements, pour être bien menés, doivent être le fruit d’un travail psychique, d’une mûre réflexion, suite à des dialogues, une préparation, une maturation.

Parfois, un changement extérieur apporte un vrai soulagement, et peut être, bien sûr, nécessaire. On a tous expérimenté le fait de se libérer d’un poids en changeant, en quittant, en bougeant quelque chose à sa vie. C’est parfois une solution de survie, même !

Mais parfois, modifier le paysage extérieur ne change rien sur le fond ! on transporte avec soi le même fonctionnement, que l’on va retrouver avec le nouveau compagnon, dans la nouvelle entreprise, aboutissant alors aux scénarios à répétition.

Cela signifie qu’autre chose est en jeu. Cela signifie qu’il faut réfléchir au mode de fonctionnement mis en place qui nous conduit vers ces impasses.

On peut donc, plus subtilement, et plus efficacement, chercher à comprendre comment est organisée notre « économie psychique », de quoi est composé tel ou tel comportement habituel, quels sont nos désirs et nos peurs cachés derrière telle attitude.

La force des habitudes, la répétition laissent parfois penser qu’on ne peut rien y faire. Un sentiment de fatalité alors s’installe.

Or, rien n’est fatal. Beaucoup de fonctionnements se travaillent. La plasticité, l’adaptation, le travail psychique oeuvrent pour rendre le changement possible.

Qu’est ce que le changement comme processus de transformation ?

Une lente maturation intérieure conduit à la transformation effective. Ce changement-là ne se décrète pas, n’est pas le fruit de la seule volonté. C’est un processus de développement de vie, comme le passage de l’embryon au nouveau-né.

Il se fait en deux étapes : d’une part le processus interne: le travail psychique, les prises de conscience, la connaissance des mécanismes de fonctionnement. Ce processus met en œuvre l’activation psychique: sont activées les résonances entre les blocages d’aujourd’hui et les évènements ou périodes antérieurs de vie qui ont contribué à ériger ces blocages. Les ressorts émotionnels refoulés ayant permis la constitution des blocages sont alors accessibles. Et la détente peut s’opérer, les émotions se déchargent, n’encombrent plus l’espace psychique.

D’autre part, le processus externe: quand les prises de conscience ont eu lieu, les fonctionnements peuvent être modifiés. Mais cela nécessite encore un travail d’élaboration. En effet, les fonctionnements anciens sont ancrés, et obéissent à des réflexes inconscients. Déceler ces réflexes, et les situations qu’on a cherché à fuir, permet  d’agir pour changer.

Le changement nécessite d’être mis à l’épreuve de la réalité, corélé au réel. Sinon, le désir de changer reste  à l’état de virtualité, non réalisée.

Le changement est motivé, poussé, par le désir d’agir. C’est donc bien le désir d’agir, qui, une fois les peurs et les blocages compris, explorés, émergera. En fait, il s’agit de choisir comment surmonter les peurs, et exercer son potentiel créatif et sa capacité à choisir de façon à s’ancrer dans le réel.

En même temps, le vrai changement n’est-il pas ce mouvement vital que l’on laisse vivre en soi, et au travers de soi ? cette énergie qui circule librement, plus entravée par les nœuds bloquants ?

Mais si l’on change, c’est lentement, doucement, par petites touches. Comme un tableau impressionniste. Changer un mode de fonctionnement inadapté, inefficace, voire contraignant, se déroule à plusieurs niveaux, progressivement.

La psychanalyse aide à prendre conscience de ce qui bloque l’évolution. A prendre ou reprendre son rôle de sujet qui trace sa route. Un sujet responsable, qui s’épanouit dans son essence d’être, tout en satisfaisant aux obligations nécessaires et vitales de son existence sociale, matérielle, familiale.

La capacité à se transformer, à évoluer peut être entretenue par le travail psychique. Et dans ce cas, tout au long d’une vie, les transformations auront lieu, internes et suivies d’actions, permettant d’exprimer son potentiel de vie.

La fragilité

Qu’est-ce que la fragilité ? Qu’est-ce qu’être fragile ?

Une sensibilité particulière ? Une interrogation inquiète sur le monde ? Des questionnements sur son identité ? Des doutes sur sa place parmi les autres ? Des peurs, des angoisses ressenties de temps en temps, ou souvent? Des remises en questions fréquentes ? Des hauts et des bas ? Des difficultés à « être soi » ? A se reconnaitre, à se définir?

Un peu tout cela ….

Sommes-nous tous fragiles ? La fragilité n’est –elle pas sous-jacente, présente en chacun de nous, et masquée au quotidien ? est-ce un atout ou un handicap, d’être fragile ?

Est-il « normal » de souffrir ? Est-il « normal » de ne pas souffrir ?

Notre fragilité se révèle à nos yeux, de façon plus intense, à certaines périodes délicates de nos vies, nous faisant prendre conscience  de cette partie de nous, que nous négligeons  la plupart du temps.

Or, notre souffrance dit quelque chose de notre rapport au monde. Elle dit quelque chose de notre être profond, elle nous permet d’approcher l’essentiel, elle nous guide vers les questions existentielles.

Accepter sa fragilité c’est oser affirmer que le monde matérialiste, consumériste, « minéraliste », ne convient pas à l’être humain, et ne saurait satisfaire ses désirs fondamentaux.

L‘humain ne peut échapper à une certaine « souffrance d’être », apanage de ce qui est nommé « fragilité ».

Ce qui est fragile peut se briser, il est nécessaire d’en prendre soin.

Ce qui est fragile est précieux.

La fragilité interroge sur la fin. Le contact avec l’éphémère apporte la nécessité de se rallier à des concepts plus pérennes : la conscience de soi, la transmission, le lien aux autres, la force de la nature.

Chacun peut faire de sa fragilité une force, en apprenant à la connaître, en soignant ses blessures, en n’ayant plus peur d’elle, et au contraire en apprenant à l’aimer.

La reconnaître, afin d’y puiser les ressources et les atouts pour sa vie.

C’est aussi accepter la souffrance, quand elle est là. Elle est une force, elle implique le rebondissement, le « revivre ».

Ainsi, la fragilité conduit la force de vie. Elle ouvre la voie, par les questionnements qui l’accompagnent, au monde du désir, elle permet de prendre la direction de sa vie ; elle ouvre les processus de changement.

Et si nous osions être fragile? et si nous n’en avions plus peur? et si nous n’en avions plus honte? et si nous considérions avec bonheur notre part sensible?

Paru le 8 janvier 2015: OSONS LA FRAGILITE ! Editions  Harmonie Solar