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La réalité psychique

Nous pouvons tenter de définir la réalité psychique, à partir des trois modes que sont le réel, l’imaginaire et le symbolique, reprenant ainsi l’approche de Lacan.

Quand il y a une souplesse d’échanges articulés entre ces trois registres, on peut parler de fonctionnement psychique satisfaisant. Si l’équilibre est perdu, un mal-être ira grandissant. Le travail analytique consiste à activer les interactions psychiques pour que les trois niveaux collaborent et s’harmonisent mutuellement.

Le réel se définit dans ses rapports aux deux registres : celui du symbolique et celui de l’imaginaire, avec lesquels  il forme structure , par lesquels il peut être approché, pensé, élaboré ensuite.

S’il n’est pas structuré au sein du symbolique et de l’imaginaire, le réel ne peut pas s’appréhender. Il est alors informe, impensé. Il est ‘l’objet d’angoisse par excellence.’ Ce n’est même pas l’inconnu, c’est le ‘non-reconnu’. Tant qu’il n’est pas relié, mis en mots, donc intégré, tant qu’il reste inommé, il est l’impossible, générateur d’une souffrance absolue, et indicible. Il est un point aveugle du psychisme, il  relève de la crypte de l’inconscient.  Il est l’impossible à dire, car l’impensé. L’angoisse absolue.

Le réel est, par exemple, ce que l’enfant vit et ne peut se représenter, saisi par l’effroi, sidéré par l’inconnu faisant effraction. En d’autres termes, on l’appelle trauma. Un trauma vécu sans mots, sans élaboration psychique, sans possibilité de représentation.

Pour être intégré, le réel s’appuie sur le symbolique, constitué des mots, des différentes représentations, de la comparaison, des histoires d’autrui. Le réel est alors tenu, maintenu, porté par le symbolique, devient supportable de ce fait. Avec le symbolique, le réel peut s’intégrer, s’incarner psychiquement. Le symbolique travaille le réel jusqu’à le transformer en quelque chose de possible.

S’il ne peut pas être intégré, s’instaure un clivage de la personnalité. Il peut alors faire irruption de façon fracassante, peut devenir délire, hallucination. Il s’impose d’autant plus qu’il n’est pas pensé. Il surgit là où on ne le voit pas, précisément. Il enferme le sujet dans la répétition. Il est ‘la mauvaise rencontre’. Le sujet vient toujours buter sur lui, tant qu’il ne l’a pas ‘travaillé’. N’étant pas symbolisé, le réel s’impose sous forme d’acting, de passages à l’acte, d’agir pulsionnel, de compulsion de reproduction des mêmes scénarii, de somatisation.  Le corps agit là où le psychisme n’a pu mettre des mots.

Le travail psychique contribue à intégrer le réel dans l’inconscient, sans quoi il est encrypté, fossilisé, Il devient alors un point aveugle, qui rend aveugle à ce que l’on vit ‘réellement’, organisant les répétitions de fonctionnement.

Le premier réel qui nous est donné de vivre est le traumatisme de la naissance, passage de l’état de fœtus entouré de l’enveloppe utérine, à l’état de nouveau-né, dans la dureté de l’air, des sons, et des lumières, de ce soudain réel non tamisé, non filtré. Privé à tout jamais de la matrice ultra protectrice, le bébé est assailli d’angoisses, et de frustration, qui l’envahissent sur un mode hallucinatoire. Petit à petit, ces angoisses s’atténuent, grâce à l’entourage qui ne s’affole pas, reste calme, accueillant, trouve cela ‘normal’. Les mots et les gestes de l’entourage constituent un premier rempart contre la psychose hallucinatoire qui l’envahit. Puis, l’accès au symbolique par les premiers mots, les premières représentations qui remplacent le ‘pas-présent’, permettra d’intégrer le réel, d’accepter la perte fondatrice, et les autres, les absences, les insuffisances, laissant apparaitre le désir : celui d’explorer le monde alentour, de parler, de marcher, de grandir dans ce monde.

Il en est ainsi de tous les processus d’intégration psychique du réel, au cours de la vie. L’acceptation se réalise par la symbolisation que sont la mise en mots de l’émotionnel, la verbalisation du vécu et par l’imaginaire qui permet de s’extraire pour envisager autre chose.   Ainsi, le sujet remplace toute perte par la nostalgie. Et peut s’acheminer vers d’autres investissements.

La discontinuité créée par l’expérience du manque contribue à créer un décalage, une inadéquation. Tant qu’il ne peut saisir le monde par les mots, le sujet est soumis à son manque-à-être. La continuité de la vie psychique est assurée par l’intermédiaire de la symbolisation, qui intervient précisément pour combler ce manque. Elle intègre le signifié par l’intermédiaire de sa représentation qu’est le signifiant.

Selon cette conception, le langage a la primauté sur l’être, le langage construit le sujet.

Le réel c’est l’impossible dit Lacan et il est même impossible à définir. Est-ce la part de l’inconscient à laquelle  le sujet n’a jamais accès ? il n’est repérable, ce réel, que s’il est combiné comme on l’a vu, au symbolique et à l’imaginaire.

Le registre de l’imaginaire est le siège des ‘images,’ des identifications, des leurres, des rêves produits par l’imagination. C’est une première étape pour sortir du réel, pour accepter de le vivre. C’est de la projection faite sur autrui, sur le monde extérieur. Nous voyons l’extérieur au travers du prisme de notre vision imaginaire du monde. Autrement dit, c’est le registre du moi, dans ce qu’il a élaboré, construit, au travers de ses fictions, de ses croyances, de ses attentes, de ses espérances, de ses modèles effecteurs. Avec sa dose de refoulé, de méconnaissance. C’est aussi le domaine de l’amour, des sentiments, de l’ambivalence de ceux-ci. C’est également le domaine des jalousies, des comparaisons, de l’agressivité, constitutifs des efforts réalisés pour tenir sa place dans la relation à l’autre. C’est l’imitation, le faire semblant, la capacité de se représenter une partie de la réalité. C’est bien sur ce qui permet de compenser les pertes, de réparer les frustrations, de vivre les deuils, de fuir les conflits intérieurs en se projetant imaginairement dans un monde irréel, bienfaisant, nourricier. Il permet de donner sens à nos investissements par les représentations et  les symbolisations. ‘L’imaginaire permet de pouvoir différer le plaisir, en le rêvant ‘ (1) Il est le registre du plaisir espéré, permettant de s’investir dans les activités, les relations, les apprentissages, de faire des choix de vie. C’est le désir qui se mobilise pour accepter de faire les efforts et vivre les difficultés liés à toutes nos entreprises.

L’imaginaire se construit en premier lieu au stade du miroir, stade du narcissisme primaire. Auparavant, l’enfant ne se différencie pas du monde extérieur, il fait un avec tout. Puis, au stade où il se reconnait dans le miroir, il voit non pas lui, entièrement, tel que lui, mais lui, au travers de l’image de son corps, comme s’il était un autre. Il regarde alors l’adulte présent, dans un moment de jubilation, car c’est au travers de l’encouragement et du regard de l’autre, qu’il prend conscience que cette image est lui. Ainsi est préfiguré ce besoin chez tout être humain de se repérer dans les yeux de l’autre, pour s’évaluer. Et la difficulté à se connaitre, cette connaissance ne pouvant qu’être partielle, illusoire, au travers de l’image que l’on perçoit de soi, et donne  à voir à soi-même et aux autres.

Le registre de l’imaginaire est donc tout ce que produit le sujet pour aménager sa réalité à vivre et le réel. Il est aussi constitué des histoires que l’on se raconte, de toutes les déformations dues à notre point de vue partial, de tout ce qu’on a voulu voir et amplifier et aussi de tout ce qu’on n’a pas voulu voir, ni savoir.

L’imaginaire vit sous la contrainte du monde extérieur. Préoccupé de l’image à donner et de la place à occuper, l’imaginaire contraint, limite l’accès au réel, voire le censure totalement.

Grâce au symbolique le réel est désenglué de l’imaginaire. Le symbolique permet l’approche du réel, et sa distinction d’avec l’imaginaire.

Le symbolique est la représentation mentale qui remplace ce qui est absent. Autrement dit, la symbolisation permet la mise à distance d’avec le manque, de remettre à plus tard l’obtention de la satisfaction, et de vivre l’échange avec les autres. La fonction symbolique est le tiers séparateur qui permet de se différencier de l’assimilation avec tout, et donc d’exister en tant que sujet autonome, en relation avec d’autres sujets autonomes. Ce sont les grandes lois qui régissent une civilisation, tel que l’interdit de l’inceste, l’interdit de tuer, l’ordre générationnel, les codes sociaux, communautaires et leur intégration, sublimation, transmission. Le symbolique permet de ‘civiliser’ l’inconscient, de diminuer le pulsionnel en le canalisant.

Le langage, le jeu, l’imitation et la représentation mentale sont les principaux fondateurs de l’accès au symbolique chez le sujet en devenir.

‘Au principe même du désir humain, le réel existe et se noue au symbolique grâce à l’imaginaire.’ (2)

On voit à quel point les trois registres en interaction forment un équilibre créateur. Et à quel point, si l’un domine, un déséquilibre dangereux s’ensuit.

Si  l’imaginaire est trop puissant, non endigué par la symbolisation (la structure parentale pour un enfant, qui constitue la loi symbolique fondamentale par exemple) alors il y aura inhibition de la fonction imaginaire, par crainte du débordement, de la ‘folie’ imaginative.

Si le réel s’introduit sans médiation par l’imaginaire et le symbolique, il est pure angoisse.

Si le symbolique fait défaut, tout l’édifice est à l’arrêt.

Le travail psychique d’une cure, grâce au maniement du symbolique et à l’exploration des mécanismes du moi, contribue d’un part à une intégration du réel, et permet d’éviter son intrusion et l’effroi d’angoisse qui l’accompagne. Et d’autre part à un détachement de l’identification à son ‘moi’ imaginaire.

Ainsi créant la possibilité d’interactions entre les trois ordres, et l’activation des possibilités créatrices du sujet, qui se libère de ses représentations inhibitrices (‘moi’ fort), et de son réel non symbolisé (inconscient aux commandes).

(1) et (2°) article de Jeannine Duval Héraudet: Une articulation entre le réel, l’imaginaire et le symbolique, le nœud borroméen.

 

 

 

 

 

Le temps du confinement

C’est un temps bien particulier que nous sommes amenés à vivre, collectivement, et pourtant socialement séparés les uns des autres. Un temps qui offre des possibilités de réflexion, qui ouvre des perspectives de pensée nouvelles.

Nous avons connu, tout d’abord, une secousse,  due à l’arrêt brutal de toute activité extérieure. Le mouvement interrompu en plein élan provoquant un ébranlement psychique nous a un peu sonnés. Une déstabilisation a suivi.

Cette perte d’équilibre fut notre première épreuve.

Puis est venue la sidération, après la secousse. Nous avons compris que réellement, nous allions devoir nous organiser à l’intérieur de nos habitations, mesurant ce à quoi nous allions devoir renoncer. Cela s’amplifiait de jour en jour, des projets, des sorties, des voyages, des évènements que nous nous apprêtions à vivre, tout à coup, n’allaient pas se tenir. Des reports, avons-nous pensé dans un premier temps. Puis les jours et semaines passant, nous avons compris que ce seraient purement et simplement des annulations. Ces évènements n’auraient pas lieu. Ou dans un lointain non mesurable.

Ce fut la deuxième épreuve de perte, le temps de la frustration.

Nous avons alors organisé notre travail, nos vies personnelles, avec les outils de communication à distance, expérimentant visioconférences, plateformes de partage, et le bon vieux téléphone, bien sûr, représentant du monde ancien, valeur sûre et pérenne.

Ainsi, c’est l’apprentissage du relationnel sans contact physique. Nous apprenons à nous conduire ensemble, à prendre des décisions, à nous réunir, à nous parler, à nous regarder, par écran, sans la perception du corps de l’autre, sans les subtiles réactions, les émotions vibrantes sur les épidermes, les mouvements infimes, sans cette ouverture inconsciente au corps de l’autre.

Nous avons même appris à nous méfier de l’autre : dans la rue, au cours des courtes sorties, les passants ne se croisent plus, changent de trottoir, s’observant d’un air méfiant, regard en dessous, craignant cet autre, potentiel vecteur de maladie ; vision toute paranoïaque du monde.

Le contact corporel ou oral (les gouttelettes porteuses dont il faut se protéger par masques, écrans etc.) est interdit. Le contact, source de stress. Nos peaux, le toucher, mis en cause.

Perte de la dimension corporelle du contact, donc.

Le mouvement à l’extérieur est très limité, tout déplacement doit être accompagné d’un justificatif, de case à cocher, quelques raisons sont seules autorisées.

Ainsi nous avons perdu notre autonomie, notre liberté d’aller et venir, enfants au stade de latence, dans une dépendance extrême, soumis à un Surmoi menaçant, relayé par les figures de l’autorité que sont les gouvernants et les scientifiques.

Durant ce temps, notre comptabilité quotidienne : nombre de morts, d’hospitalisés, de contaminés, dû au Covid-19  pour chaque pays et dans le monde, schéma, courbes, graphiques, pour tenter de rationaliser, de comprendre, de maitriser ? nous apporte un flux ininterrompu de macabres nouvelles véhiculant de l’angoisse. Nous évaluons la menace que la maladie fait courir à tous, surtout à ceux de santé fragile. Une division s’établit morbide. Un certain écart s’opère, on espère l’immunité. Rien pourtant ne nous la garantit.

Nous sommes pris entre deux feux: se retrouver ensemble pour augmenter l’immunité globale, mais avec le risque de maladie et de mort. La protection parfaite n’existe pas. La menace court, enfle.

La dimension de notre mortalité nous apparait clairement. S’opère un rapprochement de la possibilité de notre mort. Même si nous aimerions continuer à la maintenir à distance.

La prise de conscience de notre fragilité nous imprègne sourdement.

La  menace virale actualise des questions difficiles qui préoccupent ou devraient préoccuper l’ensemble de la communauté humaine : les effets de la mondialisation, les rapports entre les espèces, notre respect ou irrespect de la nature, notre potentiel biologique d’immunité, les liens humains, nos mouvements sur la planète, nos modes de vie… la vie mondiale est à interroger.

Perte de notre sentiment de toute-puissance ?

Privés de …nous sommes confrontés au manque de contact, à la perte du mouvement, à la possibilité de la disparition, à l’arrêt de la course sans fin pour l’avoir, le confort, l’argent.

Et si cette perte ouvrait un espace ?

 L’acceptation de la perte enclenche un travail de deuil : un processus de désinvestissement des anciens objets s’accompagne d’un réinvestissement de substituts. Nous nous sommes détachés de certains centres d’intérêt, d’autres ont pris la place.

La situation nous conduit à prendre conscience du lien entre les êtres vivants. Entre le biologique et le social. Le monde n’est pas cloisonné, il fonctionne par résonance. Chacun est concerné par l’état de tous les autres.  La situation nous conduit à penser autrement le rapport à l’autre individuel et aussi au groupe, à la communauté, à la foule. L’inconscient collectif se nourrit.

L’espace intérieur est réinvesti. L’intériorité prend une plus grande place. C’est un temps pour le travail des inconscients personnels favorisé par cette phase de régression à l’intérieur de soi-même.

Pour certains, cette mise à distance physique et émotionnelle de l’extérieur est bénéfique, on laisse dehors les tensions, le relationnel négatif n’est plus à gérer.

Il y a place alors pour le plaisir de sentir la dimension intime de son psychisme, et le constat agréable que l’on s’entend bien avec soi-même.

Cependant, pour d’autres, cette période est vécue dans les tourments : sentiment de solitude, anxiétés, peur de sortir, l’extérieur trop menaçant. Et aussi crainte de la dépression, quand le social fait défaut, quand se retrouver avec soi est douloureux, engendre l’angoisse du vide.

Pour tous, c’est une oscillation de l’état psychique soumis aux fluctuations émotionnelles, au gré des contacts avec l’extérieur, de la montée ou descente du sentiment d’angoisse face à l’avenir.

Pour gérer ce temps, les outils de communication à distance, déjà bien intégrés dans nos vies,  s’avèrent dans cette circonstance particulièrement aidants. Leur utilisation devient créative, chacun expérimente les possibilités de continuer les activités en contact, le travail ou les loisirs, l’amitié. La technologie est au service de l’être. L’humain intègre, fait sien, adapte l’outil à ses besoins fondamentaux ; l’humain humanise la technologie.

L’être humain fonctionne dans l’altérité. L’individu se construit au sein du  social. ‘…toute créature humaine, née de l’autre, fondée sur l’autre, instruite par l’autre, ne fonctionne.. qu’au gré et au hasard d’une altérité irréductible.’ (Pascal Quignard, Les ombres errantes)

Ce temps dit de confinement nous conduit précisément à penser le rapport à l’extérieur. A penser nos manques, nos désirs,  à imaginer notre retour dans le monde sensoriel et collectif  parmi les membres  de la communauté humaine.  Le ‘nous’ structurant notre moi.

Le retrait social  nous a , semble-t-il, conduit à imaginer toutes les stratégies possibles pour demeurer en interaction, vivants parmi les autres, avides de conversations, de paroles, d’amitiés, de partage des vécus.

Le sentiment du collectif n’a peut-être jamais été aussi présent. Il imprègne nos sphères privées comme jamais.

Que de perspectives pour la suite…

Car que sera l’après ?

Nous avons conscience que des changements sont à venir : nous savons que plus rien ne sera comme avant. Qu’est ce qui va changer ? qu’aurons-nous à vivre de différent ? Personne ne peut le prédire. Chacun peut imaginer retirer les bénéfices de cette période de retour sur soi, pour penser sa vie autrement. Avant, tout le monde s’accordait à dire que c’était la course, l’impossibilité d’échapper au temps qui file, aux tâches infinies, au bruit social, aux obligations énergivores.

Ensuite, aurons-nous envie de plus de silence, de retrait, de réflexion sur le sens de la vie ?

On peut supposer aussi que nous serons attirés par ce que nous avons dû abandonner durant ce temps, selon un besoin de compensation naturel:  boire un verre à une terrasse de café au soleil, marcher le long d’une plage, découvrir une ville du monde, goûter les plaisirs d’une fête entre amis…  ces retrouvailles avec des composantes de la  vie d’avant, nous les espérons, et nous les craignons aussi un peu: comment allons nous les vivre? quelles seront les séquelles de cette période?

En profondeur, nous serons amenés à vivre une transformation dont nous ne connaissons pas la nature. Chacun élabore son histoire personnelle du confinement. Le vécu collectif habite aussi chaque psychisme.

Les rêves, déjà, montrent que quelque chose est à l’œuvre, qui travaille en profondeur.

La procrastination

La procrastination est un sujet récurrent et qui touche beaucoup d’entre nous. Qui n’a pas eu envie de remettre à plus tard un travail difficile, de laisser de côté des tâches administratives peu avenantes, de différer le paiement de telle facture au point de dépasser le délai, d’ajourner l’occasion de parler à une personne à qui on a quelques chose de difficile à dire ? Qui n’a pas temporisé, hésité, été freiné par  une incapacité à décider, à agir ?

Qu’est ce que procrastiner ?

Chacun d’entre nous connaît ces moments où il remet à plus tard une tâche qu’il se promet de faire, un autre jour.  Quitte à ressentir, si cela se reproduit, une certaine mauvaise conscience. Le sentiment que ‘ce n’est pas bien’, qu’il ‘faut s’y mettre’, ne plus ‘laisser trainer.’ Les bonnes résolutions se mettent en place, pour rassurer un moment : ‘c’est sûr, je vais le faire demain, demain sans faute, je m’y mets’ . ‘Allez, je termine ce travail dans la semaine, promis, juré !’

Certains sont des procrastinateurs réguliers. Parfois, ils accumulent tellement de tâches non accomplies: courriers ou courriels non ouverts depuis des mois, rangement jamais réalisé, travail jamais terminé, décisions non actées, que des conséquences fâcheuses s’ensuivent, les plaçant dans des situations très délicates : impayés, désordre, sanction, stagnation, immobilisme, voire repli sur soi.

Et ces procrastinateurs finissent aussi par vivre un calvaire d’angoisses et de culpabilités. Car le surmoi s’en mêle : on n’est pas content de soi, on est encombré par l’ampleur de ce qui est à faire, ou par le désordre, on a une montagne devant soi et on n’a de moins en moins envie de la gravir.

L’idée de se mettre en mouvement peut ouvrir à de telles angoisses que l’on préfère fuir, quitte à augmenter l’accumulation, et donc la difficulté à agir!

Le cercle vicieux est en place. Une résistance s’installe, le fonctionnement s’enraye, et se répète.

Or, quand il y a un blocage,  la contrainte extérieure n’en vient pas à bout. La volonté n’y suffit pas.

Signification et hypothèses de la procrastination

Le mot procrastination vient du latin procrastinatio et signifie ajournement. Autrement dit, ‘renvoi à une date ultérieure’. Et même, plus précisément, ‘renvoi à demain’.

Procrastiner c’est différer, reporter, temporiser, ajourner, atermoyer, tergiverser. Tous ces verbes indiquent la présence d’une hésitation, d’une suspension, marquent un temps  entre maintenant et le moment d’agir.

Procrastiner, serait-ce demander un sursis ?  proposer un délai ? quémander un répit ?

La décision est prise : ‘je le ferai demain’ . c’est un soulagement, une fin en soi , une certitude. Un apaisement.

Ce report serait-il  un espace de vie, une respiration nécessaire ?  est-ce un désir d’échapper au temps, à l’horloge impérative?  est-ce un espace de liberté pour se hisser hors des contraintes, et contempler un moment le temps, sans y être soumis ? est ce un besoin de retrouver un rythme propre face à une vie organisée par l’extérieur ?

Le temps suspendu

Le procrastinateur imagine la réalisation du désir, et projette son accomplissement dans un futur proche. ‘Ce travail sera terminé demain.’ Or, parvenu à l’échéance qu’il s’était fixé, il ne démarre pas l’action envisagée, se tourne vers d’autres tâches, fait diversion, laisse le temps filer. Le désir n’est pas transformé en action.

Ainsi, le sujet ne demeure-t-il pas dans l’illusion d’être libre ? il ne s’est pas engagé, les possibilités sont ouvertes, devant lui, prêtes à être saisies.

Souvent,  des comportements addictifs ou compulsifs se mettent en place destinés au remplissage de ce temps qui n’est pas consacré à l’engagement dans l’action.

Qu’est ce que l’action ?

L’action permet d’extérioriser le désir, et de le confronter au réel. Pour agir,  une synthèse entre le désir et la réalité se constitue. Confronté au réel, le désir perd sa part d’idéalisation. Il libère aussi une part de sa charge énergétique. Psychiquement, cette libération entraine un vide, dans un premier temps, appelant un autre désir à se former. Est-ce la peur de ce moment de vide qui retient le procrastinateur d’agir ?

Pour agir, il faut choisir. La moindre action est une somme de choix, minuscules, qui en s’ajoutant, forment le mouvement d’ensemble.

Est-ce la faculté de choisir qui est en panne chez le procrastinateur ?

Ce qui est en jeu

Nos fonctionnements sont inscrits entre deux pôles complémentaires, indissociables, que sont l’activité et la passivité, le mouvement et l’immobilité; On peut y ajouter  la confrontation au réel et la fuite.

Le procrastinateur s’installe, pour une part de lui, dans  un retrait.  Sa résistance à l’action rappelle celle de l’enfant qui refuse d’obéir à une injonction, et tient fermement sa décision.  C’est une opposition très importante pour lui, très fondatrice.

Est-ce que le procrastinateur n’a pas pu exercer, enfant, son opposition ?

Est-ce que, de ce fait, il a besoin, adulte, de se protéger contre l’invasion de son espace psychique ?

La mauvaise opinion de soi

La tension entre le frein posé au désir d’agir et les injonctions ou reproches faits à soi-même entrainent un stress et une culpabilité. Cette pression exercée ne fait qu’ajouter au mal-être et durcit encore le positionnement de résistance. Le psychisme s’enferme dans la répétition.

‘La norme de notre société est fondée sur la responsabilité et l’initiative’, (Alain Ehrenberg, la fatigue d’être soi’)  La sensation d’être en décalage par rapport à ce courant dominant aboutit souvent à une démission à soi-même, une position de dépréciation de sa propre identité.

L’inhibition de l’action

Quelles sont les peurs liées à l’action ainsi remise, reléguée à un hypothétique lendemain ?

Ce peuvent être :

La peur de se confronter à ses limites, la peur de ne pas réussir, de ne pas  arriver au bout de la tâche.

Ou au contraire, la peur d’arriver au bout, de finir, de se trouver devant le mur de la finitude et son vide.

La peur de se concentrer,  de s’isoler dans une seule activité, de quitter la dépendance aux sollicitations sociales extérieures illimitées  (réseaux sociaux par exemple)

La peur de ce lendemain, celui où on aura le temps, mais que l’on remet  indéfiniment au lendemain

La peur de l’inéluctabilité du temps :la remise à plus tard dilate le temps indéfiniment, ne laisse jamais entrevoir la fin.

L’inhibition de l’action peut être aussi le signal d’une fixation à un stade de latence, où l’on ne nous demandait pas de choisir, où les responsabilités étaient moindres, où nos actions étaient encadrées par le milieu extérieur (parentale, scolaire) . La  peur autrement dit de cette extrême responsabilité et liberté de la vie adulte.

Ce peut être le désir inconscient de prolonger un âge où les actes ne portaient pas à conséquence, puisque quelqu’un d’autre accomplissait ce que nous ne faisions pas.

La difficulté à s’engager sur le long terme, sur une durée, semble assez  prégnant.

L’angoisse

Une angoisse profonde peut naitre de tels freins à l’action.

‘Mais l’angoisse était née de l’impossibilité d’agir.

Tant que mes jambes me permettent de fuir, tant que mes bras me permettent de combattre, tant que l’expérience que j’ai du monde me permet de savoir ce que je peux craindre ou désirer nulle crainte : je puis agir. ’ (Henri Laborit, éloge de la fuite)

Mais si aucune action n’est possible sur le monde, alors celui-ci apparaît comme inaccessible, et le sujet rentre en lui-même.

La perte et le sujet

La problématique du désir et de son accomplissement est au cœur de ce sujet. Le désir en s’accomplissant signe sa perte. C’est précisément ce que  permet d’éviter la compulsion à procrastiner : s’accrocher à l’objet du désir, ne pas le perdre pour ne pas se perdre.

L’enjeu est de se séparer de l’objet, ne plus faire un avec lui, de s’en détacher en acceptant  sa perte, sa destruction dans l’action. Et ne pas se sentir entrainé, en tant que sujet,  dans cette perte.

Tant que ce détachement n’est pas opéré,  l’action, en tant que perte de l’objet désir, peut être vécue comme un risque d’anéantissement du sujet lui-même.

La procrastination est-elle une pathologie ?

Le mot utilisé depuis quelques années dans les medias renvoie presque à l’idée de maladie. En termes psychanalytiques, c’est un symptôme, qui peut être léger ou invasif, associé à d’autres la plupart du temps. Le degré d’angoisse- et l’ampleur de l’empêchement à  vivre seront déterminants pour décider de s’en occuper avec un professionnel.  Il peut y avoir un état dépressif sous-jacent.

En littérature, un exemple de résistance à l’action est donné par le héros de Melville, Bartleby. Celui-ci, employé aux écritures dans une étude de juriste new-yorkaise, répond à toute demande sortant de son domaine strict, qu’est le recopiage des minutes (avant internet !) : ‘je préfèrerais ne pas’ une des traductions de ‘I would prefer not to’.  La formule est immuable, répétée de façon imperturbable par l’homme, et finit par s’étendre à toute action. Aucune agressivité, aucune animosité, ni mouvement émotionnel quelconque. Juste la phrase, jusqu’à l’immobilité totale.

En conclusion

La procrastination soulève les grandes problématiques inhérentes à notre société : problématique de la fragilité identitaire, du vide, de l’insaisissabilité du temps, de ‘l’initiative individuelle et de l’impuissance à agir’, ’la confrontation entre la notion de possibilité illimitée et celle d’immaitrisable’ (Alain Ehrenberg, la fatigue d’être soi).

 Références

Pour en rire et dédramatiser, un article de Marie Desplechins, savoureux : L’art de remettre au lendemain, l’express.fr

Melville, Bartleby, et autres nouvelles.

Henri Laborit : Eloge de la fuite

Alain Ehrenberg : La Fatigue d’être soi

 

Comprendre l’angoisse

Qu’est ce que l’angoisse ?

Parfois elle est un mal qui ronge, une souffrance qui étreint l’être, qui l’empêche de vivre.  Parfois elle est source d’action, de créativité, elle mobilise l’énergie. Elle signale un travail psychique, des difficultés à surmonter une épreuve, ou un mal-être de longue haleine.  L’angoisse est difficile à expliquer, à exprimer.  Elle habite tout être humain.

L’angoisse se différencie de la peur : la peur se manifeste devant un danger réel, présent. L’angoisse est une souffrance purement mentale, alors qu’aucun danger concret et extérieur n’est à affronter. Une peur intérieure provoque l’angoisse, qui pousse à anticiper le pire, qui donne à considérer la face sombre de la vie, qui déforme la réalité pour n’en voir que l’aspect négatif, alimentée par une imagination fertile.  Cependant, elle est toujours liée à une difficulté de la vie réelle.

Elle arrive parfois après une épreuve de la vie, ou dans un contexte de stress intense et ininterrompu. Parfois elle émane d’une histoire de vie tourmentée, hantée par les manques, les blessures. Réveillée par une cause actuelle, elle résonne avec des vécus antérieurs qui amplifient sa force.

Qu’est ce qui nous angoisse ?

Les expressions en sont nombreuses: L’angoisse de l’avenir, de la  mort, l’angoisse du non-sens de la vie.. L’angoisse du vide, de la solitude. L’angoisse de l’abandon. L’angoisse du rapport aux autres. L’angoisse de la sexualité. L’angoisse de la fin de toute chose, du monde…l’angoisse de vivre, tout simplement. L’angoisse du changement, l’angoisse de l’immobillité… la déclinaison est infinie…les motifs d’angoisse sont nombreux !…Parfois elle est diffuse, on ne saurait même pas dire de quoi elle est constituée…

Nous ne manquons pas de sujets extérieurs alimentant nos propres angoisses déjà présentes : Que ce soit dans le domaine des bouleversements écologiques, ou humains, les scénarios catastrophes sont légion et nous font penser au pire en permanence.

Quelles sont les manifestations de l’angoisse ?le cri de munch

Les manifestations de l’angoisse sont bien connues de ceux qui les éprouvent : boule au ventre, serrement de gorge, troubles de l’appétit, insomnies, idées sombres, désespoir, idées obsédantes. Agitation ou au contraire prostration…Envie de s’étourdir pour tenter d’oublier l’angoisse ou au contraire désir de s’isoler, pour tenter de la combattre.  Chacun sa gestion de l’angoisse…

Le plus souvent, l’angoisse est dificile à indentifier. Ce mal-être diffus qui pousse vers des fuites en avant ou des retraits n’apparaît pas toujours en termes très clairs. Il est à explorer avant d’y mettre le mot « angoisse ».

L’angoisse est un cri.

A quoi sert l’angoisse ? faut-il l’éviter à tout prix ?

L’angoisse est parfaitement normale. En tant qu’alerte, elle oblige à être vigilant.  C’est en réalité, un « signal  vital de détresse ».   Sans elle , les dysfonctionnements et  les déséquilibres perdurent, ce qui risque d’entrainer vers des phénomènes dététères (maladies, dépression..)

L’angoisse ressentie doit être considérée comme un signal d’alarme, afin de nous interroger sur les dysfonctionnements de notre vie:  » Que se passe-t-il actuellement dans ma vie, qu’est ce qui n’est pas équilibré, qu’est ce que je fuis, quelles décisions je prends, ou je ne prends pas.. »  Ces questions sont à étudier, afin de chercher le sens de ce signal d’un danger intérieur.

Le psychisme, comme tout système, cherche à maintenir une homéostasie, c’est-à-dire un équlibre entre ses différentes instances (moi, ça, surmoi) et la réalité extérieure. Si  cet équilibre est rompu, le psychisme, pour ne pas perdre son intégrité, travaille à maintenir sa cohésion menacée. L’angoisse est produite par ce travail intense de la fonction régulatrice du psychisme.

Les dangers psychiques sont invisibles à l’œil nu, mais sont pourtant à l’origine de tous nos comportements. Le moi cherche en permanence à maintenir sa cohérence, son intégrité.

Chacun cohabite différemment avec ses angoisses. Pour ne pas plonger, de nombreuses stratégies existent. Et poussent à des comportements destinés à masquer, à s’éloigner du ressenti d’angoisse. L’exemple des addictions est un des plus courants : le comportement addictif de consommation en excès (quel que soit le produit ou le comportement) entraine une diminution des sensations corporelles.  L’addiction anesthésie l’éprouvé.  Et permet d’échapper aux ressentis.

Cependant, les angoisses refoulées sont des  plus dangereuses. D’une part parce que leurs causes restent cachées, puisque l’alerte n’est pas entendue. D’autre part, car, refoulées elles n’en demeurent pas moins agissantes,  génèrant un stress permanent et destructeur.

Et surtout, on évite la confrontation avec soi-même, avec son histoire, avec ses démons. On se coupe de son socle. De ses émotions. De sa vraie vie.

Peut-on apprivoiser son angoisse ?

Il est nécessaire de connaître les causes de l’angoisse, par une recherche introspective. De les visiter, de les appréhender. Pour, en les comprenant mieux,  moins en souffrir.

L’attention à l’angoisse ressentie permet de créer des repères, des sentinelles.

Tout d’abord repérer le moment où elle est apparue. Cela permet de réfléchir à la cause actuelle. Qu’est ce qui l’a provoquée ? et surtout, au-delà de la situation ou de l’évènement, se poser la question de  savoir comment on a vécu cette situation, quelles étaient les émotions ressenties, les souvenirs associés …

Et retrouver les souvenirs anciens, véhicules de blessures affectives, les passages difficiles, les périodes troublées, les enfances chagrines, les adolescences un peu perdues….

Affronter ses craintes, ses peurs, sans détours, trouver ses failles, se confronter à ses démons intérieurs, sont des nécessités si l’on veut apprivoiser son angoisse, et en sortir apaisé. La psychanalyse est le traitement qui permet ce travail.

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