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Altérité et Identité

Sans le contact avec l’autre, existerions-nous ? L’identité ne semble qu’en apparence s’opposer à l’altérité.

Etre différent

L’altérité est ce qui nous différencie. Je suis un sujet différent, forcément différent. Chacun a élaboré une identité, irréductible à une autre, séparée, particulière  et singulière, sans équivoque possible.

Cependant, c’est dans l’interaction avec ces autres différents que le moi s’est construit : en référence, en symbiose, en opposition, en soumission, en révolte, en allers et retours, en amour et haine, en admiration et rejet, en éléments d’identification et en mouvements d’émancipation : ‘en phases successives d’opposition/appropriation’ (1).

La construction de l’identité/altérité

L’individu humain baigne dans un environnement familial, social, depuis la naissance, dès avant la naissance, dans le ventre, aussitôt que son appareil psychique est capable de percevoir, lumière, sons, émotions. L’être se compose au sein du monde des interactions humaines, il est ‘être social’.

Dès les premiers jours, l’infant regarde les visages penchés vers lui, sourires, lèvres qui bougent, plis autour des yeux, sons des voix. L’autre est là, énigme pour lui, source de fascination, et ces regards posés, toute une attention qui converge vers lui, une tension qui porte le message de l’accueil, ‘tu fais partie de notre communauté d’humain, nous l’attendons, le désirons.’ Le psychisme se nourrit d’interactions émotionnelles, corporelles, du toucher, du contact. Le petit humain construit sa vie d’abord avec les autres humains, son visage imite celui des autres, son sourire vient en réponse, il ne sourit que parce qu’on lui sourit, l’empathie est à la source de l’humanisation. Ces échanges fondent la vie affective et émotionnelle grâce à laquelle les capacités psychiques et cognitives se développeront en harmonie. Les angoisses et les détresses vécues dans ces premiers temps de la vie s’apaisent lorsque des bras tiennent, des peaux touchent, des paroles jaillissent, des visages s’animent, des regards se posent. Lorsque des affects sont ainsi transportés, transposés, émis, reçus.

L’enfant entre rapidement dans un échange actif avec l’entourage. L’entourage influence, encourage ou inhibe, selon les moments. L’enfant élabore ses réponses en fonction d’autrui. Il devient celui ou celle qu’on lui demande d’être, plus ou moins, dans un premier temps. Il apprend ce qu’il faut faire ou dire pour être aimé, considéré, approuvé, et sait ne pas reproduire ce qui fâche, ce qui ne plait pas à l’adulte. Il cède globalement à la nécessité d’organiser son désordre pulsionnel, en refoulant une partie, pour garder sa place et par peur de ne plus être aimé.

Autrement dit, il crée ses propres modes de fonctionnement pour gérer le fait de se sentir différent parmi les autres, tout en faisant partie du groupe, de la communauté, de la société.

Parallèlement, il construit son univers mental, individuel, secret, au fur et à mesure de ses étapes vers la construction de sa socialisation, par l’intériorisation des figures de référence, des vécus, émotions, faits, paroles. Enrichissant ainsi, en parallèle, son inconscient. L’intériorité se produit en même temps que l’altérité.

La relation à l’autre

L’autre me fait exister : Sous son regard, je suis. Face à ce regard, je ne suis plus une entité isolée, je me déprends de mon moi, je sors de moi, interpellé par l’autre, sa présence, son être présent. Pour chercher à connaitre l’autre, inconnu, forcément, ou pour me faire connaitre de lui, qui ne me connait pas, pour créer un lien, un lieu entre lui et moi.

Nos facultés d’intersubjectivité sont au centre de l’évolution, personnelle, sociale, juridique civilisationnelle, dans le domaine des arts, de l’économie : ce monde est basé sur l’échange.  Rien ne fonctionnerait sans l’empathie, la communication, la mise en place de dispositifs de transmission, fondant les règles d’accord et de désaccord, d’union et de séparation. Autrement dit sans les identités concernées par l’altérité. Le rapport à l’autre, central, préexiste.

La responsabilité devant autrui

Le premier contact avec l’autre, ce qui se dévoile à nos yeux est son visage. Le visage parle, convoque. Il dit l’énigme de l’être qui le porte. Celui qui est en face n’est pas un autre moi, il est un autre que moi. L’autre nous oblige, par sa présence même, par ce visage montré, à nous responsabiliser face à lui, à avancer vers lui   ‘acculé devant la responsabilité de devoir répondre ‘Me Voici’. ‘La socialité, le lieu où sont avec le Moi les autres, c’est une sortie de soi, définitive, un Appel de l’autre.’(1)

Le visage au sens où le philosophe E. Lévinas l’entend est ‘le visage qui commande, il faut aller le chercher là où il n’ y a rien…tellement exposé qu’il me commande sans me dire.’ ‘parce que le visage est nu, ça me regarde, sa nudité, son dénuement, me regardent, et ma conscience est alors confrontée à ce qui n’est pas elle, et qui pourtant l’interpelle, la supplie, exige.’(2)

Dans ces propos, l’altérité est mesurée à l’aune de la responsabilité ressentie, cet indicible vécu face au visage de l’autre, profondément humain, à l’humanité transcendée, au-delà des oripeaux, du masque social.

Ce moi constitué dans l’altérité, nous avons donc à le quitter, convoqué par la présence à l’autre.

Les altérations de l’altérité

  • Autre à soi-même

La socialisation à laquelle chacun est contraint conduit cependant à adhérer si fortement au personnage social, à y tenir si énormément, qu’on en arrive parfois à s’oublier, se cacher totalement derrière lui. Chacun met une grande énergie à chercher cette adaptation au groupe en permanence, pour se sentir appartenir pleinement à la communauté des humains. La terreur d’être un paria, un rejeté, un exclus, rend compte de la forte pression mise pour y échapper.

La réussite de l’inclusion sociale tient une grande part de la vie. Ce faisant, certains maintiennent cachés, à leurs propres yeux, leur créativité, et des pans entiers de leur intériorité. Parfois, ces morceaux ignorés manquent tellement, ont été tellement enfouis, négligés, qu’un sentiment de dépersonnalisation s’installe. Alors le sujet ne se sent plus une ‘personne’, son masque fond sur lui. Il ne se reconnait plus dans le miroir. Son identité est perdue, anéantie par la volonté de coller à la façade arborée, enfouissant l’humanité en lui, inaccessible derrière l’apparence conforme. Il n’a plus accès à son être, à son infini. Il devient étranger à lui-même. Le masque perd sa raison d’être, puisqu’il n’y a personne à désigner à l’intérieur. Et le rapport à l’autre ne fait plus advenir l’altérité, se désintègre sous l’effet de l’indifférence, du manque d’intérêt. Car comment s’intéresser à autrui si l’on s’est perdu ? comment faire face à l’autre si l’on n’a plus le sentiment d’un moi existant ?

Le mot ‘personne’ est lui-même une mise en abîme, pris dans un double sens opposé : sujet ou absence de sujet.

  • Se perdre

Ne pas pouvoir se poser comme sujet face à un autre, revient à se perdre complètement, à ne plus exister. Un autre prend le pouvoir à l’intérieur et désintègre la confiance, l’unité, anéantit la possibilité d’être par soi-même. Il se produit une altération du moi, rendu autre, se trahissant lui-même.

La porosité entre l’autre et le moi rend impossible à ce moi perdu de s’affranchir, de se croire à nouveau capable, de se vivre dans l’altérité, seul, unique, face à l’autre, lui-même seul, unique.

La négation de l’autre en tant qu’identité est la source des relations d’emprise, des totalitarismes.

Sauver l’identité par-delà l’altérité

‘ Face à autrui qui me possède en me voyant comme je ne me verrai jamais, je suis projet de récupération de mon être.’ E. Levinas.

L’identité se construit par et dans l’altérité, et peut aussi s’y perdre. Le moi est soumis à de telles pressions extérieures et internes, qu’il doit lutter pour sa préservation. Son équilibre est précaire. L’altérité nous distingue et nous rend à nous-mêmes. Car c’est dans l’œil de l’autre que je me reconnais  à la fois semblable et différent. C’est par l’altérité qu’il peut y avoir communication, entre deux au moins, différents, étrangers l’un à l’autre, étranges même, peut-être, l’un pour l’autre. Dans cet échange avec l’autre, je dois me récupérer, ne pas me laisser posséder. Maintenir l’espace et la conscience d’être autre. Et la conscience que l’autre est un entièrement autre que moi. L’identité se fonde sur l’altérité. Mais ne doit pas s’y fondre, ni s’y confondre.

‘Identité et altérité se répondent sans cesse, se co-constituent sans que l’un pré-existe à l’autre.’ (1)

 

  • (1) Patrick Colin, Identité et altérité, cahiers de gestalt-thérapie, 2001,1 n°9.
  • (2) Maria Salmon, la trace dans le visage de l’autre, revue-sens-dessous N°10 2012/1.

 

 

 

 

Les visages du masque

Depuis quelques mois s’actualise et s’impose à nous la question du masque. Bien sûr, il s’agit d’un masque particulier, moyen utilisé pour se protéger de la contamination virale, sans autre raison d’être. Cependant, son usage, répandu, conseillé, obligatoire même, nous conduit à revisiter certains de nos comportements et à nous interroger sur les rapports à autrui, amicaux ou sociaux, posant la question des éléments fondateurs de notre identité, de notre lien au monde, de notre liberté d’être. Porter un masque lors de nos interactions sociales est loin d’être anodin. La place symbolique du masque dans notre univers mental est très archaïque, profondément ancrée depuis des temps primitifs, influant sur nos façons d’appréhender aujourd’hui cet élément, apparaissant dans un cadre plus vaste de modification de nos modes de vies.

Cet article se donne pour objectif d’étirer des fils à partir de la notion de masque, voir où cela mène…

Le masque social ou persona

Des forces s’organisent très tôt dans l’enfance, au sein du système psychique, au service de la mise en conformité avec les exigences et les souhaits de l’environnement. Un personnage est créé, appelé persona, intermédiaire entre le moi et le monde extérieur. Nous donnons à voir une représentation de nous pour les autres. Une apparence, une sorte de masque destiné à nous présenter au monde, pour être inclus dans celui-ci. Nous disposons de plusieurs masques : Le familial, le professionnel, l’intime, parmi d’autres. Et à l’intérieur de ces rubriques, les sous-masques : par exemple, nous ne sommes pas tout à fait le même avec tel ami qu’avec tel autre, nous donnons à voir des aspects de nous différents selon que nous sommes avec nos parents, ou avec nos enfants, nous n’interagissons pas de la même façon avec notre supérieur hiérarchique qu’avec un membre de notre équipe. De plus, nos interlocuteurs ne sont pas neutres ; ils projettent une image sur nous (tout comme nous le faisons pour eux) , nous considèrent d’une certaine manière, fonction de leurs a-priori, de leurs croyances, de leur histoire, ce qui nous influence aussi dans notre conduite.

Notre personnage évolue, se confronte à différents terrains. On peut avoir été timide et incapable de prendre la parole en public, et se révéler un jour, un orateur prenant plaisir à être écouté. On peut rester dans l’ombre en groupe, et être très à l’aise dans les relations intimes.

Dans la tragédie grecque, le masque de théâtre, figure d’un personnage appelé ‘PERSEPON’ a donné le nom de persona en latin, qui signifie ‘masque de l’acteur’. Ainsi s’origine le mot ‘personne’, qui, c’est à noter, est lui-même double : d’un côté il signifie un sujet humain (une personne) , de l’autre est utilisé dans le sens d’absence de sujet (il n’y a personne).

Nous sommes tous acteurs, présentant un visage différent selon les circonstances, endossant un rôle, pour ensuite en changer, apparaitre et disparaitre, comme sur une scène de théâtre. La capacité d’adaptation est mise en œuvre pour  évoluer au sein des groupes que nous fréquentons. Nous savons les regards sur nous, nous avons conscience d’occuper une place, nous avons un titre, un métier, une fonction, qui nous font exister socialement.

Le jeu des masques, reconnaissance d’identité

Aux jeux des masques se superposent les enjeux du paraitre et de l’être, pivot de l’identité.

Derrière le masque, quelqu’un existe, une identité cherche à être reconnue.

Le masque social cache les failles, les faiblesses, les doutes, les incertitudes. L’apparence est lisse, constante. ‘les autres s’en tirent mieux que moi, tout a l’air d’aller bien pour eux’. Oui, car je ne vois que la façade qu’ils me présentent.

Mais aussi le masque montre, révèle. L’homme de théâtre Alfredo Arias explique que le masque lui permet de jouer, de construire un personnage, de passer de l’exalté au retenu, ce qui aurait été impossible sans le masque. Le masque aide à transcender. Porter un masque est renoncer à une partie de soi, visage et expressions disparaissent, et tout doit être reconstruit. Avec le masque, le vêtement, la perruque, le travestissement, s’ouvre un monde nouveau, inconnu, à créer entièrement, au-delà de l’humain, du naturel. Où tout est possible. (entretien France Culture, Une séance au théâtre, Joëlle Gayot ,20/05/2018)

Le maquillage, de même est un révélateur, il accentue, met en valeur, atténue, et ainsi dévoile un nouveau visage. Il transforme, il façonne, c’est un acte créateur d’un nouveau moi. Ce qui est donné à voir est différent, amène d’autres échanges, un autre regard.

Parler, écrire, mettre en mots, n’est-ce pas une autre façon de masquer et de révéler? Pour être entendu, il faut traduire en langage compréhensible ce que nous voulons dire. Il faut donc se mettre en phase, et mettre en phrases, mettre en scène, créer des personnages, faire vivre des situations, adopter un langage compréhensible pour l’interlocuteur, ou le lecteur, faire un effort d’adaptation. Est-ce qu’alors nous disons le vrai de nous ? ou ne trahissons-nous pas un peu notre pensée, pour ne pas risquer d’être mal compris ? car enfin, l’autre ne doit pas tout savoir, percer nos pensées les plus secrètes. Nous ne donnons à entendre que ce qui est acceptable, nous choisissons, trions.   Mais d’un autre côté, sans un autre pour lire, écouter, qu’aurions nous à dire de nous ? cela existerait-il même ?

Ainsi le rapport à l’autre oblige à aller au-delà de soi, à créer, à transcender qui nous sommes, à opérer un léger décalage, à s’inventer sans cesse. A se trahir aussi. A quitter son moi. Pour mieux le retrouver?

Les trois rôles du masque : Dissimulation, métamorphose et épouvante.

Ce sont les trois fonctions essentielles et elles se superposent : le masque camoufle, travestit, et fait peur.

La disparition du visage crée une angoisse métaphysique fondamentale : on ne sait pas qui est en face, peut-être un ennemi, il inspire la peur. En même temps que le masque dissimule, il amplifie et  exalte :

‘ ça dissimule quelqu’un mais ça lui donne une forte personnalité,  vous vous occultez mais pour réaffirmer quelqu’un d’autre vous ne disparaissez jamais avec un masque , au contraire, vous êtes double ou triple ou quadruplement présent’  (Ibid, Alfredo Arias France Culture)

A l’origine, le masque vient de la forêt, il est fait de feuilles, de fibres et de bois. Une divinité incarnée sort de la forêt. Le masque est l’intermédiaire entre l’homme et le ciel, il est médiateur, établit un lien avec l’extraordinaire, l’inattendu, le mystique, le sacré.

Sous le masque,le visage, cette fiction de soi, disparait. Or, la disparition du visage interpelle, attire, indigne, nous renvoie à nous, à l’essence de l’être, à l’interrogation fondamentale, qui est ce je derrière le masque, pourquoi sommes nous là ?

Avec la transfiguration, le masque ouvre la porte à cette possibilité de se connaitre, de se révéler. Les expériences du clown, ou du masque de comedia del arte, amènent à vivre des facettes de soi inconnues, l’imaginaire permet de libérer le réel. C’est aussi l’art de chercher tous les personnages en soi, y compris ceux qui sont cachés, qui n’ont jamais été dévoilés, qu’on n’a pas osé faire exister. .

Nous avons appris à ne pas nous ‘cacher derrière le masque’. C’est fort mal considéré, et se montrer, se dire, est au contraire valorisé, la représentation de soi est une occupation très prisée. Pourtant, se cacher est se préserver, se rassembler, se retrouver. L’individu contemporain, aux prises avec d’énormes exigences à  être soi, à se construire, à réussir, à être autonome etc.. ce sujet sous pression a besoin de s’extraire, de se démobiliser pour souffler, de disparaître, de changer de personnage pour échapper ‘à la nécessité d’une mobilisation trop prenante’. ’Dans ce contexte, la relâche de l’effort d’être soi est parfois une tentation.’ (David le Breton, Disparaitre de soi, éditions Maitailié).

Chacun éprouve la nécessité de s’alléger de sa responsabilité d’être, de changer de peau, de comportement afin de se soulager d’être soi. Ce peut être pour le meilleur, se libérer momentanément de la pression en étant un autre dans des activités différentes, en jouant d’autres rôles, en étant ‘anonyme sur les chemins’ (Ibid.) .Ce peut être pour le pire aussi : La violence des réseaux sociaux à laquelle nous avons fini par nous habituer peu ou prou, celle de ceux qui énoncent des horreurs sous pseudonyme : violence de l’être qui avance masqué et n’a plus la retenue sociale, déresponsabilisé, osant ce qu’il ne dirait pas en face, face au visage de l’autre.

Qui est derrière le masque, l’apparence, le personnage public ? Que souhaitons nous conserver dans l’ombre ? Quels sont nos secrets précieusement enfouis ?  Faut-il montrer, peut-on montrer ? n’y a-t-il pas une part de nous, absolument autre, même à nos propres yeux, et qui ne pourra jamais être vue ? Par ailleurs, ce que nous cachons ou croyons cacher soigneusement, n’est-il pas justement mis en évidence ? Les fissures dans le masque ne révèlent-elles pas notre énigme fondamentale ?

‘Quand vous me verrez, Allez, Ce n’est pas moi’  (Henri Michaux, Petit)

 

a bas les masques
Gérard DETRAIT